Mon intervention lors de l’hommage rendu à Marie-Thérèse Brau, le samedi 26 mars, à la maison diocésaine, à l’occasion du 40ème jour
J’ai connu Marie Thérèse à l’âge de 5 ans, j’en ai aujourd’hui 65. Elle a été pour beaucoup de jeunes garçons et filles du quartier de Leveilley, à Hussein Dey, notre premier maître, celui qui a mis entre nos mains les premiers livres, avec qui l’on a découvert les premiers jouets, celui qui transmet des valeurs. Si elle est restée notre premier maître pour toujours, cela ne tient pas au hasard de la chronologie, mais à l’exemplarité. Et quoi de plus exemplaire que le parcours de Marie-Thérèse qui a choisi, à l’indépendance, de rester parmi nous et de continuer l’action sociale menée par des chrétiens sociaux engagés qui entouraient le père Scotto.
Son dispensaire, installé au lieu-dit Carana, entre les quartiers de Leveilley (Maqaria aujourd’hui) et de oued-ouchayeh, a servi pour nous de jardin d’enfants ou de classe préparatoire à l’entrée à l’école. Aujourd’hui encore, quand je passe devant ce dispensaire, j’entends dans ma tête le formidable éclat de rire de Marie-Thérèse, ce rire si plein de vie et si entraînant. Ce serait d’ailleurs la bonne manière de se souvenir d’elle, et cela lui plairait sans aucun doute.
Son rire, contagieux, dégage de l’énergie, il entraîne. Cette femme faisait ce qu’elle pensait être juste avec une douce mais solide détermination. On l’imagine volontiers dire de sa voix bourrue, après un de ses fameux rires : « écoute mon fils, cette chose-là est impossible, mais nous allons la faire, n’est-ce pas ? »
Car c’est cela Marie-Thérèse, un entêtement plein de bonhomie, de tendresse et d’amour pour les plus pauvres, pour ceux dont le handicap était devenu pour les parents, non seulement une peine mais quelque chose de honteux qu’il faut impérativement cacher. Marie-Thérèse a donné, dans le cadre de son travail, puis de l’association d’entraide populaire familiale, une visibilité à ces enfants, elle a aussi libéré leurs parents de la honte déplacée qu’ils ont pu éprouver à cet égard. Elle a fait comprendre que leurs enfants méritent d’être aimés et qu’ils peuvent en être fiers. Les regards sur le handicap ont bien évolué dans notre pays, même s’il reste encore beaucoup à faire. Marie-Thérèse fait partie de ceux qui ont contribué à ce changement de regard.
Cette femme d’action ne s’est pas contentée de compassion, elle a été une faiseuse de solution. Nous sommes souvent dans une situation de compassion sans savoir ce que nous pouvons faire. Marie-Thérèse Brau était, elle, une magnifique faiseuse de solution et elle avait une capacité d’entrainement remarquable. Elle amenait les gens à réaliser ce qu’ils croyaient être incapables de faire. Ces centres que gère l’association d’entraide populaire familiale pour accompagner des centaines de handicapés mentaux et les préparer à l’autonomie et au travail sont l’un des fruits de son engagement sans limite pour les plus faibles, les plus démunis, pour ceux qu’on avait plus tendance à cacher qu’à aider.
J’ai assisté à plusieurs reprises à la journée spéciale organisée généralement chaque 1er mai où les fruits des travaux réalisés par les jeunes handicapés étaient exposés et vendus. Ce jour-là, on pouvait sentir dans l’air une joyeuse vibration, on pouvait sentir la fierté des parents et on pouvait voir la reconnaissance et l’amour qu’ils expriment à Marie-Thérèse.
Il y a une expression en arabe, Sadaka Jariya, que l’on pourrait traduire par un don charitable qui continue à servir les gens après la mort de son initiateur. Tout le travail de Marie-Thérèse Brau est une sadaka jariya. Elle fait partie de ces êtres dont l’empreinte, l’aura et l’action sont infiniment plus longs que leur passage sur terre. Comme si leur action et leur bonté les maintenaient fortement présents parmi nous d’une multitude de façons.
Marie-Thérèse Brau fait indéniablement partie de ces bienheureux. Elle a semé par sa bonté et par son extraordinaire disponibilité pour les humbles. Dans un très beau poème, René Char disait à l’être aimé : «comment pourrais-je jamais vous oublier puisque je n’ai pas à me souvenir de vous : vous êtes le présent qui s’accumule. ».
Nous n’avons pas besoin de nous souvenir de Marie-Thérèse, elle est et sera encore pour beaucoup d’entre nous un présent qui s’accumule. Et pour sentir sa présence, il suffit, je pense, de sourire, de fermer les yeux et d’écouter son bel éclat de rire.