jeudi 31 juillet 2008

Solitude de vieux

C’est une vaste cour où les enfants font du chambard, s’amusent et irritent quelques adultes âgés qui finissent, après avoir lancé de vaines admonestations, par s’avouer vaincus. Un petit havre de verdure, dans une impasse, au cœur d’Alger, dont les enfants sont seuls maitres et propriétaires exclusifs. Quand le vieil homme aux cheveux blancs est arrivé, vêtu d’un impeccable bleu de Shanghai, les enfants l’ont accueilli avec une déférence naturelle. Le vieux cherchait Mohamed. Les gosses n’ont pas demandé de quel Mohamed il pouvait s’agir, ils l’ont conduit vers les appartements de tous les Mohamed de la cité. Il y en avait trois. Il suivit ses guides, les enfants sonnaient aux portes. Et le vieil homme, par pudeur, ne fixait pas la personne qui ouvrait, laquelle après un bref regard, disait immanquablement qu’elle ne connaissait pas ce Mohamed-là, ni l’homme qui le recherchait. Le vieil homme est resté longtemps debout au centre de la cour. Il s’est ensuite installé à l’ombre d’un arbre, le regard perdu, en marmonnant doucement dans sa barbe. Personne, ne se rendit compte de son départ. Le lendemain, il était de retour. Il s’est remis à chercher Mohamed. Dans sa voix, une angoisse sourde mais profonde. Les enfants ont compris les premiers, les adultes ne regardent et n’écoutent plus, qu’il y avait la quelque chose d’anormal. Au début, ils manifestèrent une certaine appréhension, mais eurent tôt fait de comprendre que le vieil homme perdu était complètement inoffensif. Du coup, les petits « anges » se transformèrent littéralement en monstres. Ils en firent l’objet d’un jeu cruel. En meute. Entre deux fous rires, ils le menaient en bateau. « Mohamed ? C’est par là, au dernier étage ». Et le vieil homme montait, frappait à la porte indiquée et demandait à voir le fameux Mohamed. Le manège se répétait, de guerre lasse les gens n’ouvraient plus. Et un bout d’un moment, le vieil homme cessa de suivre les indications de ses tourmenteurs, il ne se dirigeait plus vers les portes désignées par ses guides malicieux. Il s’installa dans la cour d’où il appelait son Mohamed. Les enfants, excités, passèrent aux jeux de vilains : jets de pierres, ponctués de railleries et de « Mahboul » scandé sur l’air des lampions. Il fallait interrompre ce jeu mauvais, les tenir hors de portée de leur cible, loin du pauvre homme et de ses divagations. Il fallut beaucoup de fermeté persuasive et la menace d’une raclée générale pour les renvoyer à distance. « Allez jouer au ballon, cessez de taquiner ce pauvre vieux ». Ils se replièrent d’une dizaine de mètres, avec l’attitude de ceux qui sont bien décidés à revenir dès le départ de l’importun qui venait ainsi de les priver de leur jouet humain. Le vieil homme s’était installé, à nouveau, sous l’arbre habituel. Il ne pleurait pas. Il y avait trop de douleur dans ses yeux hagards pour qu’il s’y trouve encore des larmes. L’adulte qui s’était interposé approche, essaye de parler avec le vieil homme. Mais lui n’exprime rien de compréhensible. La seule chose que l’on devine est qu’il est à la recherche obsessionnelle d’un Mohamed qu’il a perdu et qu’il a décidé de le trouver dans cette cité calme. Perplexe, l’adulte est rentré chez lui. Il s’est installé au balcon pour surveiller les gosses et il a du donner de la voix pour les contraindre à renoncer à une nouvelle offensive contre le vieux. Il n’a pas vu le vieillard s’en aller. Mais le lendemain, au moment de partir au travail, il l’a vu entrer dans la cour. Il cherchait encore Mohamed. Les enfants se sont à nouveau mis à l’asticoter. Cela n’avait pas l’air de lui déplaire. Peut-être que dans sa solitude de vieil homme, avait-il trouvé dans ces gosses entre anges et démons, les visages du Mohamed qu’il a perdu.

jeudi 24 juillet 2008

La « ligne »

Habitués que nous sommes aux ukases intimant le respect de la liberté d’expression que Reporters Sans Frontières adresse aux dirigeants des pays exotiques, on reste intrigué par le silence de l’organisation de Robert Menard dans l’affaire Siné. Apparemment, il est plus simple – et plus gratifiant ? – de s’attaquer aux fossoyeurs tiers-mondistes de la liberté de la presse que de s’occuper de ce qui se passe dans le monde « libre ». Pas simple de défendre la liberté pour toute l’humanité et contre tous les pouvoirs. A l’évidence, pour RSF et ses épigones, certains sont plus humains que d’autres et certains pouvoirs plus éligibles à la critique. Depuis que le gourou décolleté de la pensée d’en France, Bernard-Henry Levy - BHL pour le merchandising - a commis, dans Le Monde, une diatribe grotesque contre le dessinateur Siné, on parie que RSF ne pipera mot. On s’attend plutôt à ce que cette organisation sorte ses poignards et entreprenne, à son tour, de lacérer l’honneur du vieux dessinateur. Après tout, les grands oracles de la pensée licite ont parlé, Siné est irrémédiablement classé parmi ceux des intellectuels qui sentent le soufre. C’est que le vieux trublion se moquant de tout et de tous à oublié qu’il devait impérativement établir des distinctions et des hiérarchies. Ce qu’il est permis de dire à propos des catholiques et les musulmans est interdit en ce qui concerne les juifs. Et Israël. Dans le journal de référence le mage de la philosophie a parlé : il a indiqué la « ligne » et les nombreux français révulsés qui n’ont pas compris qu’on intente un procès en sorcellerie au caricaturiste sur fausses accusations, n’ont plus qu’à se taire. Mais voilà, à force d’outrance, la police de la pensée qui sévit en France a de plus en plus de mal à faire accepter ses interdictions de penser. Cet ancien nouveau-philosophe, pour se donner de la substance, a délibérément distordu et tronqué les propos de Siné. Et la trop libre « blogosphère » qu’il dénonce a vite remis les choses en ordre. Le « magistère » de celui qui a commis un long « reportage » de propagande sur l’humanité de l’armée d’Israël au moment de la guerre contre le Liban, est étrillé par les lecteurs du Monde. Il est vrai qu’on tente de se moquer de leur intelligence alors qu’ils ont les moyens de juger sur pièce de l’écrit de Siné et n’ont pas besoin de l’exégèse inepte de BHL qui au passage, s’en prend bassement à Alain Badiou, un authentique philosophe. En prenant à partie Siné, le politburo de la pensée autorisée, a provoqué un débat sans précédent en France. Quels sont les mots qui ne doivent pas être prononcés, les religions sont-elles également caricaturables, la liberté de la presse a-t-elle une limite israélienne ? A l’époque des caricatures danoises, les intellectuels arabes ont été sommés de se situer du bon coté et de défendre la liberté de la presse. Qu’attendons-nous pour plagier un de ses communiqués et sommer RSF de défendre la liberté sur les berges de la Seine ?


Ahmed Selmane

mardi 15 juillet 2008

Un acte manqué réussi

Les caricatures – on le sait depuis les années trente – cela mène à tout. Au pire et rarement au meilleur. Barack Hussein Obama, le mal nommé puisque ce nom rime trop bien avec Oussama, l’apprend à ses dépens. Dans le journal The New-Yorker, solidement de gauche et peu suspect de racisme, on le voit, dans le bureau ovale, vêtu d’une djellaba et d’une chéchia (c’est donc un islamiste) ; sa femme qui pourtant s’appelle Michelle – et non Aïcha – en treillis, porte une Kalachnikov en bandoulière et, en signe de connivence, cogne son poing contre celui d’Oussama… Oh, pardon, d’Obama. Mais cet Oussama-là n’est pourtant pas loin, puisqu’on voit son portrait au-dessus d’une cheminée dans l’âtre de laquelle la bannière américaine flambe gaiement. The New-Yorker a caricaturé la propagande qui cible Obama pour mettre en évidence « Les politiques de la peur ». Les partisans d’Obama n’ont pas du tout apprécié l’exercice. Ceux qui estiment que les intentions du journal ne sont pas en cause et qu’il cherchait à se moquer des discours racistes et des clichés qui se répandent contre le premier Black à approcher de la Maison Blanche admettent qu’il a plutôt raté son coup. En Algérien, on dirait « Ja Ikhalelha, Aamaha », en voulant ajouter du khôl autour de son œil, on aveuglé la belle. Un ami qui se passionne pour les States et qui a suivi l’étoile montante d’Obama n’est pas d’accord : on avait bien l’intention d’aveugler la dame pas de lui mettre du rimmel. « Je doute fort que l’amateurisme soit à l’origine de cette ‘’bêtise’’, tant les implications immédiates d’un tel dessin sautent aux yeux du plus frustes des analystes ». Si les gens du New-Yorker pensent qu’ils ont publié une caricature au second degré pour tourner en dérision les discours de haine, d’autres estiment que l’on se situe dans registre du subliminal pervers, celui qui réalise la synthèse de toutes les peurs en faisant mine de les dénoncer. Etre musulman, ce que Barack Obama, s’échine à nier, est si « évidemment » dangereux et grave. C’est ce qui fait, que même sans le voir, même en le traitant de tous les noms d’oiseaux, Oussama Ben Laden, s’installe dans les murs à la place d’Abraham Lincoln comme le grand inspirateur obscur. Ses idées s’énoncent d’elles-mêmes avec l’image de la bannière étoilée qui brule : détruire l’Amérique. Vu de ce point, on a bien un dessin digne de l’extrême-droite européenne qui a fait le lit du nazisme. Mon ami, qui lit aussi le New-Yorker, pense que ce journal est trop intelligent pour ne pas avoir envisagé que cette lecture sommaire est celle qui restera quand le semblant de finesse aura passé. Il n’y a donc pas erreur, pense-t-il. Aucune. Décodé politiquement, cela signifie que Barack Obama, malgré les gages qu’il a donnés, malgré sa visite immédiate à l’AIPAC dès son investiture pour annoncer que Jérusalem sera la capitale éternelle d’Israël, n’arrive pas à surmonter toutes les réticences du lobby sioniste. Mon ami qui répugne aux théories du complot a une explication simple : la caricature des caricatures est un acte manqué réussi, le signal de la fin des inhibitions. « Si un journal comme le New Yorker le fait, cela signifie que tout le monde peut exploiter le filon. Ce journal a dessiné tout haut ce que certains cercles, à droite comme à gauche, pensent tout bas » et suggéré que la place d’Obama, musulman malgré-lui et donc terroriste à l’insu de son plein gré, est à Guantanamo et non à la Maison Blanche.

Ahmed Selmane

Existence subsidiaire

Après des années d'absence, Khedija est là, souriante, heureuse de retrouver le pays, les amis, surprise aussi de redécouvrir combien tout est difficile à Alger : des déplacements usants, des rendez-vous ratés, des gens grognons ou franchement désagréables. Le « normal » algérien qu'elle connaissait déjà et que nous ne remarquons même plus. On est un peu étonné de sa surprise. On lui dit, un peu coupable, que rien n'a vraiment changé. Et pourtant, les choses ont changé. Pas en bien, mais on ne s'en rend pas compte. On est comme la grenouille mise dans une marmite pleine d'eau que l'on chauffe doucement. Elle ne se rend pas compte qu'elle est en train de bouillir. Il faut, parfois, ce regard qui revient de plusieurs années d'absence pour saisir notre immersion inconsciente dans un chaos plein de bruits, de fureur et de violence prête à éclater à tout moment. Il faut ce regard de loin pour se rendre compte que l'on passe, en haussant presque les épaules, sur des scènes de folie accomplies par des gens en apparence sains d'esprit… Peut-être fait-on exprès vœux de cécité pour ne pas percevoir le chaos ambiant, pour croire que les choses vont déjà un peu mieux et que l'on va vers le meilleur ? Mais comment échapper à un regard qui apprécie à partir d'une norme raisonnable, le « normal » national ? C'est un petit choc qui vous fait prendre conscience de votre état de batracien, béat, presque heureux, en train de se faire bouillir dans une eau qu'elle pense toujours fraîche. Tout va bien ? Les choses roulent, le pétrole est au beau fixe, l'argent est dans les caisses, des gens partent encore - qui s'en soucie ?- et d'autres, beaucoup d'autres, baignent dans une dépression douce. Allons donc, rien n'a changé, chère amie, les choses sont juste plus difficiles, les gens plus hargneux, la quête du dinar plus âpre …
Et puis réfléchir est si douloureux, prendre de la distance si difficile. On fait donc comme les autres, on roule, jusqu'à ce qu'une amie ou un ami revient de lieux où les choses sont à peu près vraiment normales… On marque un temps d'arrêt, on se gratte la tête… C'est perturbant…
Ensuite, comme les choses doivent quand même se faire malgré notre « normal », on les fait… Normal, n'est-ce pas ? Khedidja sait pourtant que ce n'est pas le cas. Elle me montre sa carte d'identité délivrée par un consulat algérien aux States où elle se trouve avec son mari. Ils sont tous deux universitaires, tous deux travaillent. Et pourtant sa carte à elle porte la mention « subsidiaire ». Elle n'a donc pas d'existence, elle n'est qu'un appendice. Elle ne serait, administrativement parlant, qu'une existence collatérale à celle de son conjoint. Notre administration connaît donc ses classiques, Eve est sortie de la cote d'Adam, donc…Normal… On respecte les écritures, nous ! Khedidja est repartie. On se gratte la tête encore une fois. Puis on se demande quelle mention donne notre Administration aux femmes célibataires qui vivent à l'étranger ? De qui diable seraient-elles les résidentes subsidiaires ? A sa prochaine visite, Khedidja, me le dira peut-être ?
Ahmed Selmane

vendredi 4 juillet 2008

Un ange est passé

La petite fille est montée dans le bus. Elle a pris une place, comme une grande. Sa tante a voulu la mettre sur ses genoux, elle a refusé. Elle lui a expliqué que si elle prenait une place assise, elle sera obligée de payer. La petite a réfléchi, puis elle a fouillé dans sa poche. Elle a sorti une pièce et a dit : « je paye ma place ». Elle l’a fait avec sur le visage un air de défi pour cette peuplade d’adultes qui la regardait avec curiosité. Elle a compris que la légitimité de sa place assise était contestée. A chaque fois qu’un voyageur montait sur ce trajet de Bab Ezzour – Bordj-El-Kiffan en lançant un regard plein de reproches à ce petit bout de fille, maigre comme un roseau, qui occupait toute une place, elle le toisait avec défi et hurlait presque : « j’ai payé ma place ! ».
Le bus s’amusait enfin. A chacune de ses réparties, un frisson de rire parcourait la tribu fatiguée des voyageurs. Le receveur qui, de mauvaise grâce, n’avait encaissé qu’une demi-place pour la petite fille – 5 dinars au lieu de 10 – ne faisait pas partie des rieurs.
A sa mine renfrognée, on devinait que sa plus grande envie était de prendre ce petit bout de fillette et de le balancer par la fenêtre.
La petite fille a senti ses ondes négatives. Elle lui a rendu la pareille en lui infligeant une torture douce. A chaque fois, que son regard croisait le sien, elle s’écriait : « j’ai payé ma place ! ». Le receveur, battait alors prudemment en retraite. « Mais je n’ai rien dit ! », disait-il. Il détournait alors son regard en maugréant. Le bus s’amusait encore plus et frisait le fou-rire global.
Une dame, pour faire de la conversation, s’est mise à la complimenter pour sur sa robe et lui a demandé si elle voulait la lui prêter. « Et moi, tu veux que je rentre nue à la maison ? ». Rire…
A un arrêt, une autre dame monte et la regarde pesamment. La jeune fille soutient le regard. Et quand la dame se met à regarder sa tante avec un visible air de reproche, elle relance « J’ai payé ma place, j’ai payé ma place !».
Les rires contraignent la nouvelle arrivante à ne pas livrer bataille. Sans doute, a-t-elle pensé qu’avec Manale, c’est son nom, la partie était perdue d’avance. On ne gagne pas avec une petite fille devenue, par sa volonté d’avoir sa place, la grande star du bus. A une autre station, deux jumelles montent. La petite fille les regarde, sa tante lui explique. Elle n’est pas convaincue. Elle se met à traquer les différences entre les deux et elle en trouve suffisamment pour qu’elle décrète « qu’elles ne sont pas les mêmes ». Un jeune adolescent lui a proposé ses écouteurs. Elle lui a demandé ce qu’il écoutait. Des chansons, bien sur ! Réponse ferme : « je n’écoute que le Coran. Peu inspiré, Il a rétorqué : « pourquoi tu ne mets pas le Hidjab alors ? ».
La jeune fille lui décoche un regard glacé et tous le monde, même l’ado aux écouteurs, a compris le message : « De quoi je me mêle ! ». Une femme d’un âge avancée est montée. Elle a regardé la petite qui redit qu’elle a payé sa place. La vieille a négocié. Elle était prête à lui racheter sa place. Devant tant d’insistance, elle finit pas céder. Elle est passée sur les genoux de sa tante. La vielle femme sort une pièce, la tante a refusé catégoriquement. Pas question qu’elle prenne de l’argent. « Avec ce qui se passe, vous savez, il ne faut pas qu’elle prenne de mauvaise habitudes ».
Le réel, le méchant réel, a commencé à revenir. La petite fille et sa tante sont descendues avant Bord-El-Kiffan.
Pendant une portion de la route, les voyageurs sont restés sous le charme de la petite fille qui voulait sa place.
Puis, le charme s’en alla. On a redécouvert le silence, les mauvaises odeurs des corps de l’été, les regards fuyants et l’énorme fatigue. Même le receveur qui avait si peu aimé la petite fille avait compris qu’un ange était passé.