mardi 23 septembre 2008

Pseudos

Quelles sont les nouvelles d’Irak ? Mauvaises malgré les proclamations des américains, malgré les affirmations des gouvernants autochtones de la zone verte. Du pays des deux fleuves, nos amis, ceux qui sont restés, comme ceux qui y sont restés attachés malgré un exil de survie, échangent, racontent, publient… sur le Net.
Kitabat est un site irakien remarquable : toutes les idées, vraiment toutes les idées, y trouvent leur place. On y parle de politique, d’économie, d’histoire, de littérature, de poésie, on y dénonce, on y appelle à la révolte…
Ceux qui ont la chance et le bonheur de maîtriser la langue arabe devraient y faire un détour, les francophones unilingues – pauvres d’eux ! - rateront beaucoup de choses. Mais, il ne s’agit pas, ici, de faire de la réclame à Kitabat qui n’en a pas vraiment besoin. Il s’agit de signaler quelque chose de grave et poignant à la fois. Depuis quelques jours, sur la page de garde du site, on peut lire un appel sérieux et grave adressé à toutes les plumes qui écrivent et sévissent dans Kitabat et elles sont fort nombreuses.
L’appel, évoquant des menaces réelles, pressantes, sérieuses, de liquidations physiques venant de milieux gouvernementaux et de milices, invitait « sincèrement », tous les écrivains, principalement ceux qui vivent en Irak, à « s’abstenir d’écrire sous leurs vrais noms dans Kitabat et d’utiliser un pseudonyme de leur choix, afin de préserver leur vie et leur sécurité. Nous respectons également tous les noms qui ont renié leurs précédents écrits par souci de se préserver et de préserver leurs vies et celles des leurs… ». Cette invitation au pseudonyme, précise le site, « restera affichée jusqu’au jeudi 25 septembre 2009, en vous remerciant de votre attention et de votre réponse ». Les écrivains concernés pourraient se consoler en se disant qu’ils vont créer des nouveaux noms, libérés des obligations attachés à la réputation bonne ou mauvaise du vrai. Qui sait, ces pseudonymes de la survie leur permettront, peut-être, de dépasser les alignements sectaires qui sont devenues une réalité dans l’Irak sous la botte des américains. Il reste que Kitabat a eu raison mettre en évidence la menace et de suggérer à ses écrivains de se trouver des noms de substitution. En Irak, on meurt facilement… Dans l’effet de « masse » de la guerre, personne ne s’est vraiment intéressé, au cours de la première année d’occupation, à la longue série de scientifiques irakiens de haut-niveau qui ont été assassinés… Rien, aujourd’hui, ne permet de dire que le gouvernement est en mesure d’éviter une épidémie de meurtres parmi les écrivains de Kitabat… Les irakiens gardent cependant le sens de l’humour. Noir, certes, mais de l’humour. Très explosif. « Si tu mets la djellaba, le kurde te tues… Si tu mets le saroual, l’arabe te tues. Si tu mets la tenue gouvernementale, la résistance te tue… Si tu t’habilles en civil, la milice te tues… Si tu t’habilles de rien, le froid te tue… Que Dieu aide les irakiens ».



http://www.kitabat.com/

jeudi 11 septembre 2008

Le Grand Chien

Sirius, vous connaissez ? C’est la grande étoile de la constellation du Grand Chien et elle est une des plus proches de la terre. Est-elle algérienne ? Non, elle est sobrement constantinoise. Et comme chaque année, avant que les comités de vénérables personnages s’installent dans tous les coins d’Algérie pour scruter le ciel, elle prend tous le monde en embuscade et annonce la date scientifique, astronomique, du début de la nouvelle lunaison. Je ne sais pas quelle sont leurs intentions, s’ils sont animés d’arrière pensée idéologique, d’une volonté jubilatoire de rendre inutile le groupe des vénérables vieillards qui s’offre un prime-time télévisé par an en entretenant le suspense.
Avec toute une nation de téléspectateurs renonçant au zapping pour s’installer devant l’ENTV. Ah, ce délicieux suspense ! Cette soirée pieuse, entrecoupée de pubs chorbas, on ne peut pas ne pas l’aimer, on ne peut pas la rater. Même si c’est du déjà-vu et du déjà-entendu, on sacrifie à la tradition. C’est ainsi que commence la plongée en léthargie, c’est ainsi que commence le saut des prix, c’est ainsi que commence les achats pour la grande bouffe dont on jettera une bonne partie. Et ne voilà-t-il pas que ces gus de Sirius se piquent de nous priver du seul suspense cathodique que nous offre l’ENTV ? Vraiment, ils ne sont pas gentils et pourtant ce sont des constantinois…
Justement, ce sont des constantinois, ces gens de Sirius. Je les imagine grands connaisseurs de Ben Badis, non pas l’icône un peu fossilisée que les vénérables messieurs entretiennent, mais le partisan de savoir, le pourfendeur des charlatans, le réformateur…
Vraiment, ces drôles de constantinois, je les aime, sans les connaître. Ils sont jovialement à contrecourant des habitudes – là où la science se ruinerait – en scrutant le ciel, non pas à l’œil nu, mais avec des instruments et des algorithmes.
J’aime aussi leur manière de prendre les devants et de dire leur mot sans en avoir l’air plusieurs jours avant l’inévitable controverse qui suivra le dénouement du suspense annuel. Tant pis si certains les croient animés de vilaines intentions rationalistes. Ils n’y pourront rien contre cela, même si la terre n’est pas plate et qu’elle tourne. Car, vous le savez bien, en ces temps où les voyages dans le Cosmos sont devenus d’une affligeante banalité, dans l’aire musulmane, rien n’est plus idéologique qu’une lune à la veille du grand sommeil diurne du ramadhan, de ses grandes libations nocturnes, de ses coup de sang absurdes.
Ahmed Selmane

Gustav à Alger

«On reprend le travail lundi jusqu’au prochain Ouragan ». C’est le dernier message d’une amie qui vit à New Orléans, aux Etats-Unis. Grâce au net et au miracle d’une électricité qui a épargné son quartier, on a été quelques uns à suivre, autrement que par la télévision, le déplacement menaçant de l’Ouragan Gustav. C’est à des choses pareilles que l’on se rend compte à quel point le net est magnifique. Combien il rend cette époque si intéressante en transportant ses tumultes, ses colères, ses manips, ses tendances… La mondialisation, c’est encore un peu abstrait dans de nombreux domaines, elle n’est concrète que dans le virtuel. En lisant les messages de notre amie, quelques minutes à peine après qu’ils aient été écrits, le support s’abolissait. On oublie que le net existe, on n’a que l’amie, en direct, en instantané, comme si elle était là, à coté. C’est vrai que c’est devenu une banalité pour les usagers. Cette chose virtuelle - que certaines utilisent avec compulsion maladive – avait, pour notre amie de là-bas et pour nous, ici à Alger, de la consistance, c’était du solide, du vrai directement transmis et qui suscitait des réactions immédiates de ceux qui étaient en ligne. « Nous sommes toujours à New Orléans. Je profite de ce que nous avons encore l'électricité pour vous écrire. Il est 6h30 du matin. Gustave va s'abattre sur la ville dans une demi-heure. Nous avons bon espoir de nous en tirer sans trop de dégâts. J'espère que nous ne regretterons pas notre décision de rester. X était un peu malade hier. Il ne se sentait pas la force d'être derrière le volant, ou même dans la voiture pendant 12 à 14 heures pour fuir la ville… ».
Les images que l’on voyait sur les chaînes de télévision devenaient, soudain, plus parlantes. On perdait cette attitude distante des téléspectateurs observant un évènement spectaculaire. On pensait à notre amie, à sa petite inquiétude qui s’exprimait discrètement dans ses phrases. On l’imaginait dans sa maison, se serrant les dents, et attendant le passage de la bourrasque. On se serrait presque les dents. On zappait. On a passé la demi-heure d’attente de l’Ouragan avec nos amis de là-bas. On attendait les effets du passage. Et l’on a été heureux de lire, après le passage de l’ouragan, un « tout va bien, je crois qu'on a bien fait de ne pas partir ».
Ah, bien sur, ils ont soufferts de la chaleur – et nous aussi et pour de vrai – « mais tout s’est finalement bien passé ». « C’était fascinant de regarder Gustave s'abattre sur la ville. On n'a pas vraiment eu peur. On savait qu'il avait beaucoup perdu de sa force. On est resté sans électricité pendant quatre jours, pratiquement enfermes chez nous puisqu'il qu'il y avait le couvre-feu. On suivait ce qui se passait grâce à la radio. Cela aurait été très dur partir avec 1.9 millions de néo-orléanais sur les routes, en quête de chambres d'hôtels et de nourriture! Surtout avec le ramadhan pour nous ». Saha Ftourkoum à News Orléans.
Ahmed Selmane

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Se promener dans l’impossible

Il se lève, fermement décidé à ne pas avoir la gueule de bois des matins de ramadhan, celle qui s’affiche sur les visages. Les oiseaux chantent et cela lui donne de l’optimisme. Devant le miroir, il rit aux éclats et cela lui fait du bien. Il apprend, à la radio, que la session parlementaire va s’ouvrir et il hausse les épaules. Rien ne perturbera sa volonté de bonne humeur, ni ses pensées pacifiques. Il est prêt à sortir pour affronter tous le monde avec le sourire. Affronter, langage de guerre qui ne sied pas à son humeur. Il recorrige dans sa tête, « je vais marcher en paix dans la ville ». Il est même décidé à tendre l’autre joue en cas de nécessité. Il descend dans la ville, c’est le chaos, on se marche dessus, on se rentre dedans, on sort les canines et les molaires… Difficile d’être paisible au cœur de la guerre et d’être fidèle aux résolutions matinales. La seule chose qui « travaille » en Ramadhan, c’est la colère, le coup de sang… Il sent qu’il va se laisser gagner par l’ambiance. Il va perdre la tête. Il faut la vider, cette tête. Il faut qu’il oublie tout, ces gens qui lui marche sur le pied ou presque, ces élites parlementaires qui vont faire mine de travailler pour le bien commun… Il se vide la tête. Il s’invente une autre ville qui ne tourne plus le dos à la mer, mais qui y plonge, il voit des enfants s’amuser sur la jetée, des vieux expliquant à des jeunes ce qu’est le Penon… Cela marche presque, jusqu’à ce qu’on le bouscule et qu’on lui dise de faire attention où il marche…Il décide qu’il ne faut pas se décourager. Il s’extraie de la foule, rentre dans un parc. Quelques hommes dorment, bouche ouverte, sur les bancs, à l’ombre des beaux arbres. Il trouve un banc vide. Il ne dort pas, il se contente d’enlever ses chaussures et de mettre ses pieds à l’air libre. La tête se vide à nouveau. Il reconstruit sa ville. Pas parfaite, juste humaine. Où les gens sourient, se saluent, se souhaitent des choses, en regardant les jeux d’enfants. C’est beau… Cela ne dure pas. Il entend des cris. Des jeunes qui se bagarrent. Il ne cherche pas à savoir pourquoi, ils ont déjà gâché son exercice de détachement. Il se lève et quitte le parc. Sa tête remplie à nouveau de bruit. De leurs bruits. Il se découvre en train de souhaiter qu’ils s’étripent jusqu’à se finir. Il en prend en conscience. Il se gifle mentalement. Il s’énerve. Il devient morose. Il n’arrive plus à faire le vide. Il essaye de rire. Cela ne marche pas. Il déprime. Il décide de repartir chez-lui. Il évite les transports en commun. Il prend un taxi. Le chauffeur fait du bruit. Il maraude et ramasse d’autres clients. C’est devenu un transport en commun. On y est encore plus à l’étroit que dans un bus. Il ferme les yeux, ses tempes sont en feu. Il arrive. Pas chez lui, mais au point le moins éloigné de chez dans la grande route. Il descend. Paye. Marche. Monte à son appartement. S’allonge. Dors un instant. Puis il se met à rire. Quelqu’un lui avait dit, il y a des années, que les algériens ont décidé de se rendre la vie impossible. Cela lui fait du bien. Il va mieux. Demain, il essaiera de se promener dans l’impossible.

Notre Chine d’ici et demain

Depuis des jours, il s’était dit qu’il écrirait quelque chose de joyeux, de gai. De cesser d’être bilieux même si la réalité est anxiogène. De trouver de belles, de bonnes choses à dire, d’obéir au philosophe Gramsci en cultivant l’optimisme de volonté et laisser au repos le pessimisme de la raison. Il avait vu la cérémonie d’ouverture des jeux olympiques, il en avait été ébloui et avait pris des résolutions solennelles : il faut être positif comme les chinois. L’histoire de ce peuple, lui aussi, ne fut pas de tout repos, loin de là. Mais les chinois démontrent un élan qui fait rêver. Ils partent vers le monde, non pour fuir leur pays, mais pour l’étendre, pour le mettre à la dimension qu’ils jugent être la sienne. Il ne pouvait bien sur comparer son pays à la Chine, où l’Etat est continu depuis des milliers d’années et où une ville pouvait avoir autant d’habitants que sa patrie. Mais, il cherchait, au milieu de la féérie raisonnée de la cérémonie d’ouverture, le ressort secret qui faisait qu’un peuple, une civilisation renaissent et proclament à la face du monde : j’existe et je suis présent, malgré mes problèmes, mes faiblesses, mes carences ; je reviens de loin et je sais où je vais. Lui également, il savait d’où il venait : d’un formidable coup de rein contre l’effacement donné un 8 mai 1945 et qui s’est poursuivi par l’obstination à tenir, à ne rien céder, à ne pas renoncer. Puis vint le temps où tout semblait encore possible. Ce sont ces temps de fraicheur, plein d’allant, qu’il cherchait en ces jours, gagné par l’euphorie provoquée en lui par la féérie chinoise. Mais comment trouver des indices chinois dans une Algérie sans dessein, où des fonctionnaires sans âme jouent à faire semblant de faire de la politique, où des hommes et des femmes, instruits, dans la force de l’âge, cherchent à imiter ceux qui ont été éjectés de l’école : partir, quitter les rivages de l’enfermement. Comment regarder droit devant quand tout semble figé et régressif ? Comment trouver de l’optimisme au milieu d’Algériens constamment au bord de la crise de nerfs… Comment rêver quand des zombies continuent à vouloir tout faire exploser, à commencer par leurs frères ? Comment être chinois dans une réalité fermée, dans un monde clos et borné ? Guicciardini, un autre philosophe italien, contemporain de Machiavel, écrivait qu’il n’est rien de plus triste de vivre sa vie au moment ou sa cité est en déclin. Il ne reste alors que de rêver de Chine en attendant qu’un jour peut-être le destin se décidera à changer sa course bégayante et que les rives de la fuite vers un ailleurs improbable se transforment en berges de l’espoir et de la joie de vivre. La Chine alors ne sera plus si lointaine.

mardi 5 août 2008

Le Tarzan des arabes en v.o

Dans le triste ciel cinématographique maghrébin, un OVNI hilarant, populaire, sans prétention, est entrain de faire son chemin. Cet OVNI est tunisien, de Sousse précisément et vient bousculer l'ordre établi d'un cinéma subventionné qui s'est détourné de son public d'origine, uniquement obnubilé par la reconnaissance des critiques occidentaux. Certains de nos cinéastes qui ne cessent de se lamenter sur l'absence de moyens et l'indifférence des pouvoirs pour la culture feraient bien de regarder du côté de Sousse. Là-bas, pas très loin de chez nous, le « Tarzan des arabes » est arrivé. Il s'appelle de son vrai nom Moncef Kahloucha et il est peintre en bâtiment, il est fou de cinéma et il tourne des films. Avec les maigres moyens du bord. Moncef Kahloucha n'a aucune prétention intellectuelle et possède comme seul viatique la culture cinématographique des cinémas populaires, il est seulement mais puissamment habité par une passion enfantine et dévorante pour le cinéma. Il aime se projeter dans les mondes de héros campés par ses modèles : Clint Eastwood, Lee Van Cleef, Belmondo, Delon… Avec deux compères, un vidéaste de mariage et un monteur qui gagne sa vie dans une usine de confection, il mobilise les gens de son quartier, celui de Kazmet, à Sousse, où comme ailleurs presque tout le monde veut partir, ici vers l'Italie en l'occurrence. Il réinvente dans la dérision mais très sérieusement, les classiques du cinéma populaire et les gens du quartier s'amusent, tout aussi sérieusement, dans des scénarios convenus mais naturellement décalés ou une belle héroïne terrasse de redoutables méchants plus vrais que nature. Il faut voir le dépit, sincère, de seconds rôles du « Tarzan des arabes », déçus que leurs noms aient été oubliés ou omis dans la belle affiche du film. C'est cet enfant du peuple faisant son cinéma avec une antique caméra VHS que Nejib Belkadhi raconte avec une infinie tendresse dans son documentaire « VHS Kahloucha ». Le documentaire, de belle tenue, fait son chemin et glane des prix un peu partout. Il doit beaucoup à l'authenticité de Moncef Kahloucha, cinéaste amateur, habité, le mot n'est pas trop fort, d'une passion authentique pour le cinéma, qui n'attend personne pour réaliser ses rêves, se débrouille comme il peut. Le plus exceptionnel est la contagion qu'il provoque dans son quartier populaire de Kazmet. Comme partout au Maghreb bloqué, les hommes et femmes vivent séparés, les jeunes s'ennuient et se saoulent à l'ombre des oliviers… Dans une scène absolument loufoque, un homme s'oppose à ce que sa femme joue dans le film dans lequel il joue lui-même… La femme finira par prendre le dessus, elle jouera malgré tout… Il y a dans ce film documentaire sur Kahloucha une extraordinaire puissance : celle d'une verve populaire qui se moque de tout et d'elle-même. Qui sait rire mêmes des choses les plus graves. Dans la vie terne et sans perspectives des quartiers populaires, les gens s'inventent des chemins de traverse pour sortir de l'ennui, imaginer d'autres univers moins étouffants ou le rire et la joie de vivre seraient possibles. Dans le néant sidéral des régimes autoritaires, cet ovni est la preuve vivante des ressources de créativité de gens modestes sans autre soutien que leur passion. Espérons que Moncef Kahloucha en avançant dans l'art qu'il a pris à l'abordage suscite des émules dans le Maghreb du vide.

jeudi 31 juillet 2008

Solitude de vieux

C’est une vaste cour où les enfants font du chambard, s’amusent et irritent quelques adultes âgés qui finissent, après avoir lancé de vaines admonestations, par s’avouer vaincus. Un petit havre de verdure, dans une impasse, au cœur d’Alger, dont les enfants sont seuls maitres et propriétaires exclusifs. Quand le vieil homme aux cheveux blancs est arrivé, vêtu d’un impeccable bleu de Shanghai, les enfants l’ont accueilli avec une déférence naturelle. Le vieux cherchait Mohamed. Les gosses n’ont pas demandé de quel Mohamed il pouvait s’agir, ils l’ont conduit vers les appartements de tous les Mohamed de la cité. Il y en avait trois. Il suivit ses guides, les enfants sonnaient aux portes. Et le vieil homme, par pudeur, ne fixait pas la personne qui ouvrait, laquelle après un bref regard, disait immanquablement qu’elle ne connaissait pas ce Mohamed-là, ni l’homme qui le recherchait. Le vieil homme est resté longtemps debout au centre de la cour. Il s’est ensuite installé à l’ombre d’un arbre, le regard perdu, en marmonnant doucement dans sa barbe. Personne, ne se rendit compte de son départ. Le lendemain, il était de retour. Il s’est remis à chercher Mohamed. Dans sa voix, une angoisse sourde mais profonde. Les enfants ont compris les premiers, les adultes ne regardent et n’écoutent plus, qu’il y avait la quelque chose d’anormal. Au début, ils manifestèrent une certaine appréhension, mais eurent tôt fait de comprendre que le vieil homme perdu était complètement inoffensif. Du coup, les petits « anges » se transformèrent littéralement en monstres. Ils en firent l’objet d’un jeu cruel. En meute. Entre deux fous rires, ils le menaient en bateau. « Mohamed ? C’est par là, au dernier étage ». Et le vieil homme montait, frappait à la porte indiquée et demandait à voir le fameux Mohamed. Le manège se répétait, de guerre lasse les gens n’ouvraient plus. Et un bout d’un moment, le vieil homme cessa de suivre les indications de ses tourmenteurs, il ne se dirigeait plus vers les portes désignées par ses guides malicieux. Il s’installa dans la cour d’où il appelait son Mohamed. Les enfants, excités, passèrent aux jeux de vilains : jets de pierres, ponctués de railleries et de « Mahboul » scandé sur l’air des lampions. Il fallait interrompre ce jeu mauvais, les tenir hors de portée de leur cible, loin du pauvre homme et de ses divagations. Il fallut beaucoup de fermeté persuasive et la menace d’une raclée générale pour les renvoyer à distance. « Allez jouer au ballon, cessez de taquiner ce pauvre vieux ». Ils se replièrent d’une dizaine de mètres, avec l’attitude de ceux qui sont bien décidés à revenir dès le départ de l’importun qui venait ainsi de les priver de leur jouet humain. Le vieil homme s’était installé, à nouveau, sous l’arbre habituel. Il ne pleurait pas. Il y avait trop de douleur dans ses yeux hagards pour qu’il s’y trouve encore des larmes. L’adulte qui s’était interposé approche, essaye de parler avec le vieil homme. Mais lui n’exprime rien de compréhensible. La seule chose que l’on devine est qu’il est à la recherche obsessionnelle d’un Mohamed qu’il a perdu et qu’il a décidé de le trouver dans cette cité calme. Perplexe, l’adulte est rentré chez lui. Il s’est installé au balcon pour surveiller les gosses et il a du donner de la voix pour les contraindre à renoncer à une nouvelle offensive contre le vieux. Il n’a pas vu le vieillard s’en aller. Mais le lendemain, au moment de partir au travail, il l’a vu entrer dans la cour. Il cherchait encore Mohamed. Les enfants se sont à nouveau mis à l’asticoter. Cela n’avait pas l’air de lui déplaire. Peut-être que dans sa solitude de vieil homme, avait-il trouvé dans ces gosses entre anges et démons, les visages du Mohamed qu’il a perdu.

jeudi 24 juillet 2008

La « ligne »

Habitués que nous sommes aux ukases intimant le respect de la liberté d’expression que Reporters Sans Frontières adresse aux dirigeants des pays exotiques, on reste intrigué par le silence de l’organisation de Robert Menard dans l’affaire Siné. Apparemment, il est plus simple – et plus gratifiant ? – de s’attaquer aux fossoyeurs tiers-mondistes de la liberté de la presse que de s’occuper de ce qui se passe dans le monde « libre ». Pas simple de défendre la liberté pour toute l’humanité et contre tous les pouvoirs. A l’évidence, pour RSF et ses épigones, certains sont plus humains que d’autres et certains pouvoirs plus éligibles à la critique. Depuis que le gourou décolleté de la pensée d’en France, Bernard-Henry Levy - BHL pour le merchandising - a commis, dans Le Monde, une diatribe grotesque contre le dessinateur Siné, on parie que RSF ne pipera mot. On s’attend plutôt à ce que cette organisation sorte ses poignards et entreprenne, à son tour, de lacérer l’honneur du vieux dessinateur. Après tout, les grands oracles de la pensée licite ont parlé, Siné est irrémédiablement classé parmi ceux des intellectuels qui sentent le soufre. C’est que le vieux trublion se moquant de tout et de tous à oublié qu’il devait impérativement établir des distinctions et des hiérarchies. Ce qu’il est permis de dire à propos des catholiques et les musulmans est interdit en ce qui concerne les juifs. Et Israël. Dans le journal de référence le mage de la philosophie a parlé : il a indiqué la « ligne » et les nombreux français révulsés qui n’ont pas compris qu’on intente un procès en sorcellerie au caricaturiste sur fausses accusations, n’ont plus qu’à se taire. Mais voilà, à force d’outrance, la police de la pensée qui sévit en France a de plus en plus de mal à faire accepter ses interdictions de penser. Cet ancien nouveau-philosophe, pour se donner de la substance, a délibérément distordu et tronqué les propos de Siné. Et la trop libre « blogosphère » qu’il dénonce a vite remis les choses en ordre. Le « magistère » de celui qui a commis un long « reportage » de propagande sur l’humanité de l’armée d’Israël au moment de la guerre contre le Liban, est étrillé par les lecteurs du Monde. Il est vrai qu’on tente de se moquer de leur intelligence alors qu’ils ont les moyens de juger sur pièce de l’écrit de Siné et n’ont pas besoin de l’exégèse inepte de BHL qui au passage, s’en prend bassement à Alain Badiou, un authentique philosophe. En prenant à partie Siné, le politburo de la pensée autorisée, a provoqué un débat sans précédent en France. Quels sont les mots qui ne doivent pas être prononcés, les religions sont-elles également caricaturables, la liberté de la presse a-t-elle une limite israélienne ? A l’époque des caricatures danoises, les intellectuels arabes ont été sommés de se situer du bon coté et de défendre la liberté de la presse. Qu’attendons-nous pour plagier un de ses communiqués et sommer RSF de défendre la liberté sur les berges de la Seine ?


Ahmed Selmane

mardi 15 juillet 2008

Un acte manqué réussi

Les caricatures – on le sait depuis les années trente – cela mène à tout. Au pire et rarement au meilleur. Barack Hussein Obama, le mal nommé puisque ce nom rime trop bien avec Oussama, l’apprend à ses dépens. Dans le journal The New-Yorker, solidement de gauche et peu suspect de racisme, on le voit, dans le bureau ovale, vêtu d’une djellaba et d’une chéchia (c’est donc un islamiste) ; sa femme qui pourtant s’appelle Michelle – et non Aïcha – en treillis, porte une Kalachnikov en bandoulière et, en signe de connivence, cogne son poing contre celui d’Oussama… Oh, pardon, d’Obama. Mais cet Oussama-là n’est pourtant pas loin, puisqu’on voit son portrait au-dessus d’une cheminée dans l’âtre de laquelle la bannière américaine flambe gaiement. The New-Yorker a caricaturé la propagande qui cible Obama pour mettre en évidence « Les politiques de la peur ». Les partisans d’Obama n’ont pas du tout apprécié l’exercice. Ceux qui estiment que les intentions du journal ne sont pas en cause et qu’il cherchait à se moquer des discours racistes et des clichés qui se répandent contre le premier Black à approcher de la Maison Blanche admettent qu’il a plutôt raté son coup. En Algérien, on dirait « Ja Ikhalelha, Aamaha », en voulant ajouter du khôl autour de son œil, on aveuglé la belle. Un ami qui se passionne pour les States et qui a suivi l’étoile montante d’Obama n’est pas d’accord : on avait bien l’intention d’aveugler la dame pas de lui mettre du rimmel. « Je doute fort que l’amateurisme soit à l’origine de cette ‘’bêtise’’, tant les implications immédiates d’un tel dessin sautent aux yeux du plus frustes des analystes ». Si les gens du New-Yorker pensent qu’ils ont publié une caricature au second degré pour tourner en dérision les discours de haine, d’autres estiment que l’on se situe dans registre du subliminal pervers, celui qui réalise la synthèse de toutes les peurs en faisant mine de les dénoncer. Etre musulman, ce que Barack Obama, s’échine à nier, est si « évidemment » dangereux et grave. C’est ce qui fait, que même sans le voir, même en le traitant de tous les noms d’oiseaux, Oussama Ben Laden, s’installe dans les murs à la place d’Abraham Lincoln comme le grand inspirateur obscur. Ses idées s’énoncent d’elles-mêmes avec l’image de la bannière étoilée qui brule : détruire l’Amérique. Vu de ce point, on a bien un dessin digne de l’extrême-droite européenne qui a fait le lit du nazisme. Mon ami, qui lit aussi le New-Yorker, pense que ce journal est trop intelligent pour ne pas avoir envisagé que cette lecture sommaire est celle qui restera quand le semblant de finesse aura passé. Il n’y a donc pas erreur, pense-t-il. Aucune. Décodé politiquement, cela signifie que Barack Obama, malgré les gages qu’il a donnés, malgré sa visite immédiate à l’AIPAC dès son investiture pour annoncer que Jérusalem sera la capitale éternelle d’Israël, n’arrive pas à surmonter toutes les réticences du lobby sioniste. Mon ami qui répugne aux théories du complot a une explication simple : la caricature des caricatures est un acte manqué réussi, le signal de la fin des inhibitions. « Si un journal comme le New Yorker le fait, cela signifie que tout le monde peut exploiter le filon. Ce journal a dessiné tout haut ce que certains cercles, à droite comme à gauche, pensent tout bas » et suggéré que la place d’Obama, musulman malgré-lui et donc terroriste à l’insu de son plein gré, est à Guantanamo et non à la Maison Blanche.

Ahmed Selmane

Existence subsidiaire

Après des années d'absence, Khedija est là, souriante, heureuse de retrouver le pays, les amis, surprise aussi de redécouvrir combien tout est difficile à Alger : des déplacements usants, des rendez-vous ratés, des gens grognons ou franchement désagréables. Le « normal » algérien qu'elle connaissait déjà et que nous ne remarquons même plus. On est un peu étonné de sa surprise. On lui dit, un peu coupable, que rien n'a vraiment changé. Et pourtant, les choses ont changé. Pas en bien, mais on ne s'en rend pas compte. On est comme la grenouille mise dans une marmite pleine d'eau que l'on chauffe doucement. Elle ne se rend pas compte qu'elle est en train de bouillir. Il faut, parfois, ce regard qui revient de plusieurs années d'absence pour saisir notre immersion inconsciente dans un chaos plein de bruits, de fureur et de violence prête à éclater à tout moment. Il faut ce regard de loin pour se rendre compte que l'on passe, en haussant presque les épaules, sur des scènes de folie accomplies par des gens en apparence sains d'esprit… Peut-être fait-on exprès vœux de cécité pour ne pas percevoir le chaos ambiant, pour croire que les choses vont déjà un peu mieux et que l'on va vers le meilleur ? Mais comment échapper à un regard qui apprécie à partir d'une norme raisonnable, le « normal » national ? C'est un petit choc qui vous fait prendre conscience de votre état de batracien, béat, presque heureux, en train de se faire bouillir dans une eau qu'elle pense toujours fraîche. Tout va bien ? Les choses roulent, le pétrole est au beau fixe, l'argent est dans les caisses, des gens partent encore - qui s'en soucie ?- et d'autres, beaucoup d'autres, baignent dans une dépression douce. Allons donc, rien n'a changé, chère amie, les choses sont juste plus difficiles, les gens plus hargneux, la quête du dinar plus âpre …
Et puis réfléchir est si douloureux, prendre de la distance si difficile. On fait donc comme les autres, on roule, jusqu'à ce qu'une amie ou un ami revient de lieux où les choses sont à peu près vraiment normales… On marque un temps d'arrêt, on se gratte la tête… C'est perturbant…
Ensuite, comme les choses doivent quand même se faire malgré notre « normal », on les fait… Normal, n'est-ce pas ? Khedidja sait pourtant que ce n'est pas le cas. Elle me montre sa carte d'identité délivrée par un consulat algérien aux States où elle se trouve avec son mari. Ils sont tous deux universitaires, tous deux travaillent. Et pourtant sa carte à elle porte la mention « subsidiaire ». Elle n'a donc pas d'existence, elle n'est qu'un appendice. Elle ne serait, administrativement parlant, qu'une existence collatérale à celle de son conjoint. Notre administration connaît donc ses classiques, Eve est sortie de la cote d'Adam, donc…Normal… On respecte les écritures, nous ! Khedidja est repartie. On se gratte la tête encore une fois. Puis on se demande quelle mention donne notre Administration aux femmes célibataires qui vivent à l'étranger ? De qui diable seraient-elles les résidentes subsidiaires ? A sa prochaine visite, Khedidja, me le dira peut-être ?
Ahmed Selmane

vendredi 4 juillet 2008

Un ange est passé

La petite fille est montée dans le bus. Elle a pris une place, comme une grande. Sa tante a voulu la mettre sur ses genoux, elle a refusé. Elle lui a expliqué que si elle prenait une place assise, elle sera obligée de payer. La petite a réfléchi, puis elle a fouillé dans sa poche. Elle a sorti une pièce et a dit : « je paye ma place ». Elle l’a fait avec sur le visage un air de défi pour cette peuplade d’adultes qui la regardait avec curiosité. Elle a compris que la légitimité de sa place assise était contestée. A chaque fois qu’un voyageur montait sur ce trajet de Bab Ezzour – Bordj-El-Kiffan en lançant un regard plein de reproches à ce petit bout de fille, maigre comme un roseau, qui occupait toute une place, elle le toisait avec défi et hurlait presque : « j’ai payé ma place ! ».
Le bus s’amusait enfin. A chacune de ses réparties, un frisson de rire parcourait la tribu fatiguée des voyageurs. Le receveur qui, de mauvaise grâce, n’avait encaissé qu’une demi-place pour la petite fille – 5 dinars au lieu de 10 – ne faisait pas partie des rieurs.
A sa mine renfrognée, on devinait que sa plus grande envie était de prendre ce petit bout de fillette et de le balancer par la fenêtre.
La petite fille a senti ses ondes négatives. Elle lui a rendu la pareille en lui infligeant une torture douce. A chaque fois, que son regard croisait le sien, elle s’écriait : « j’ai payé ma place ! ». Le receveur, battait alors prudemment en retraite. « Mais je n’ai rien dit ! », disait-il. Il détournait alors son regard en maugréant. Le bus s’amusait encore plus et frisait le fou-rire global.
Une dame, pour faire de la conversation, s’est mise à la complimenter pour sur sa robe et lui a demandé si elle voulait la lui prêter. « Et moi, tu veux que je rentre nue à la maison ? ». Rire…
A un arrêt, une autre dame monte et la regarde pesamment. La jeune fille soutient le regard. Et quand la dame se met à regarder sa tante avec un visible air de reproche, elle relance « J’ai payé ma place, j’ai payé ma place !».
Les rires contraignent la nouvelle arrivante à ne pas livrer bataille. Sans doute, a-t-elle pensé qu’avec Manale, c’est son nom, la partie était perdue d’avance. On ne gagne pas avec une petite fille devenue, par sa volonté d’avoir sa place, la grande star du bus. A une autre station, deux jumelles montent. La petite fille les regarde, sa tante lui explique. Elle n’est pas convaincue. Elle se met à traquer les différences entre les deux et elle en trouve suffisamment pour qu’elle décrète « qu’elles ne sont pas les mêmes ». Un jeune adolescent lui a proposé ses écouteurs. Elle lui a demandé ce qu’il écoutait. Des chansons, bien sur ! Réponse ferme : « je n’écoute que le Coran. Peu inspiré, Il a rétorqué : « pourquoi tu ne mets pas le Hidjab alors ? ».
La jeune fille lui décoche un regard glacé et tous le monde, même l’ado aux écouteurs, a compris le message : « De quoi je me mêle ! ». Une femme d’un âge avancée est montée. Elle a regardé la petite qui redit qu’elle a payé sa place. La vieille a négocié. Elle était prête à lui racheter sa place. Devant tant d’insistance, elle finit pas céder. Elle est passée sur les genoux de sa tante. La vielle femme sort une pièce, la tante a refusé catégoriquement. Pas question qu’elle prenne de l’argent. « Avec ce qui se passe, vous savez, il ne faut pas qu’elle prenne de mauvaise habitudes ».
Le réel, le méchant réel, a commencé à revenir. La petite fille et sa tante sont descendues avant Bord-El-Kiffan.
Pendant une portion de la route, les voyageurs sont restés sous le charme de la petite fille qui voulait sa place.
Puis, le charme s’en alla. On a redécouvert le silence, les mauvaises odeurs des corps de l’été, les regards fuyants et l’énorme fatigue. Même le receveur qui avait si peu aimé la petite fille avait compris qu’un ange était passé.

dimanche 22 juin 2008

La dame timbrée


Elle est vieille et seule, son mari est mort depuis longtemps à la guerre. Elle a travaillé dur son lopin de terre, elle a entretenu son petit troupeau. Elle s’est privée de tout. Elle a économisé ses sous. Pour «laâquouba », pour cet âge triste où elle ne compterait plus sur ses bras vaillants. Son lopin, elle a du le quitter plus tôt que prévu, en raison des « évènements ». Elle a vendu ses vaches et ses moutons. Et puis, elle a découvert qu’elle n’avait pas où aller. Surtout pas chez sa sœur. Elle a déjà beaucoup à faire avec ses enfants. Elle s’est mise en tête d’acheter une maison. Mais, pensait-elle, cela ne résoudrait pas mes problèmes de vieille femme. Alors, des gens, bien intentionnés s’entend, lui ont susurré une idée lumineuse. Pourquoi ne marierait-elle pas une de ses nièces avec un gaillard qui emménagerait chez elle et comme ça, elle serait « protégée ». L’idée ne lui sembla pas mauvaise. Ensuite, on lui suggéra de ne pas trop se casser sa tête de vieille femme avec les papiers, elle n’avait qu’à acheter la maison en l’enregistrant directement au nom de celui qui convolera avec sa nièce. Elle avait hésité, mais autour d’elle, tout le monde trouvait la chose normale. Elle n’a pas voulu demander conseil à sa sœur qui a déjà suffisamment de problème avec ses enfants. Alors, elle a donné l’argent, les économies de toute une vie de labeur, et la maison fut enregistrée, sur « papier timbré » au nom du brave gaillard. La vieille était sans protection et elle le sut très vite. « Sa » maison qui n’était pas la sienne sur papier timbré devint un enfer. Le « gaillard » cherchait à la faire déguerpir. Il était le « propriétaire » et il écrasait de sa morgue cette vieille chose. La vieille se résigna enfin à en parler à sa sœur qui n’en revenait pas de tant de candeur et de tant de « djyaha ». Elle délégua d’autorité sa grande fille pour saisir un avocat et annuler cette tromperie. Commencèrent alors les rendez-vous chez les avocats et les tribunaux. Celui qui a vendu la maison est passé, il a dit que c’est la vieille qui a donné l’argent. Mais il y avait ce papier timbré, à la validité juridique douteuse, qui faisait du gaillard le propriétaire. L’affaire traine d’une instance à l’autre et la vie dans « sa » maison devient plus infernale. « J’ai acheté l’amertume avec mon argent » dit la vieille qui s’est mise à aller régulièrement chez sa sœur pour se reposer. Dernièrement, des policiers sont venus la chercher dans cette maison qui n’est pas la sienne en vertu de ce misérable papier timbré. Ils ont laissé une convocation. Elle était affolée, la vieille, elle n’a pas l’habitude d’avoir des relations avec la police. Sa nièce est allée, pour elle, au commissariat. On lui expliqua que c’est pour l’affaire de la maison et qu’elle avait 20 jours pour faire un recours devant la cour suprême sinon son affaire serait considérée comme close. Elle ne sait que faire la vieille. Lorsqu’elle est passée devant le juge, la dernière fois, celui-ci lui a laissé entendre que la loi ne protège pas les imbéciles. Elle a avalé cela, la vieille, mais elle en a été blessée. Profondément. Puis, sa tête « d’imbécile » s’est mise à fonctionner. Et elle a posé sa question : « Si la loi ne protège pas les imbéciles, qui donc les protègera ? ». Elle n’a pas eu de réponse…

mercredi 11 juin 2008

C'est une chèvre même si elle vole… au dessus de Rue 89!

Par Ahmed Selmane

Rue 89 est un site intéressant. Il fait partie de ces nouveaux médias créés sur la toile par des journalistes déçus par la presse conventionnelle. Dans le cas d'espèce, Rue 89, est fait par des anciens journalistes de Libération. Pourquoi en parler ? Mais parce que justement, Rue 89, parle d'Algérie News et d'Al Djazaïr News et croit déceler, en mettant en avant le choix des titres différents faits par les deux journaux, de l'interview de Mme Fadela Amara, une manoeuvre. Pourquoi une rédaction arabophone choisi de mettre en exergue l'aspect mémoriel alors que la francophone regarde du coté de l'UPM (Union pour la méditerranée) ? Cela aurait pu être l'objet d'une lecture intéressante. Mais nos valeureux confrères se sont arrêtés aux deux titres pour accuser – c'est le mot, n'est ce pas camarade ? – Al Djazaïr News d'avoir « piégé » Fadela Amara et de « tailler ses propos sur mesure en fonction du public ». Comme nos camarades de Rue 89 étaient pressés de conclure, ils n'ont pas lu l'ensemble du texte en français. Et donc ils n'ont pas vu que la phrase qui semblait si gravissime, était bien là, dans le texte, identique à celle qui est dans Al Djazaïr News. «Personnellement, je ne suis ni pour l'oubli ni pour la repentance. Je souhaite que la France reconnaisse qu'en Algérie, des exactions ont été commises". On aura appris au passage que les gens de Rue 89 lisent en arabe dans le texte. Un prodigieux progrès pour des journalistes français qui en général, s'agissant des pays du Maghreb, ne s'estiment pas tenus d'apprendre quelques rudiments d'arabes. Le paradoxe est que dans ce cas de figure, ils ne semblent pas avoir lus le texte en français. Mais comment tirer des conclusions fondées sur une comparaison si on ne prend pas la peine de lire le texte dans la langue la plus généralement accessible aux camarades de Rue 89, le français ? Normalement ce n'est pas possible. Mais la conclusion est bien là. Il y aurait une « manœuvre » destinée à « compliquer un peu plus le travail diplomatique visant à amener Abdelaziz Bouteflika à Paris pour le sommet de l'UPM ».

Pierre Haski, ajoute sous une forme faussement interrogative, que « peut-être était-ce le but de la manœuvre, au moins faire monter les enchères. Fadela Amara aura ainsi été la victime de ce jeu classique entre Paris et Alger ». On n'en voudra pas à Rue 89, politiquement engagé, de chercher la petite bête à Mme Fadela Amara et de la mettre en porte-à-faux avec Nicholas Sarkozy. C'est un jeu permis. Mais avouons-le, on est quand même froissés par l'idée sommaire implicite de Rue 89 qui voudrait que des journalistes à Alger soient nécessairement des gens douteux entrain de concocter des coups avec des sombres officines. C'est un gros cliché. J'ai appelé M. Pierre Haski au téléphone pour lui signaler qu'il fait une lecture sur une non lecture. Et que la phrase litigieuse qui permet sa construction figure à l'identique dans les versions arabe et française. Et que chaque rédaction peut se permettre de mettre en avant un titre ou thème sans qu'elle ne soit animée par des sombres intentions. L'échange a été courtois. On lui a signalé comment il peut lire la version intégrale de l'interview sur le site d'Algérie News.

Sur le site de Rue 89, une dizaine de minute plus tard on pouvait lire ceci :

« ► Mise à jour 10/6/2008 à 13h00: la rédaction d'Algérie News nous fait remarquer que la phrase incriminée sur les "exactions" figure également dans l'interview en français, mais n'a simplement pas été mise en avant comme dans l'édition en arabe. Dont acte pour le texte, mais pas pour le titre ».

J'avoue que je ne comprends rien à ce « dont acte pour le texte, mais pas pour le titre ». Rue 89 qui semble connaître l'arabe est apparemment l'adepte de la formule algérienne qui désigne l'entêtement absurde : « Maaza Wa lou Taret ». Allez, on traduit pour nos confrères pour éviter une nouvelle mauvaise lecture : « ceci est une chèvre, même si elle vole ! »

jeudi 5 juin 2008

La Femme de tête et le cheikh


« Dès le début, il m’a énervée ce « cheikh » ! Il m’a demandé de mettre un foulard sur ma tête. Je me suis tout de suite braquée mais je n’ai pas hurlé. Je suis polie moi, j’ai été bien élevée. J’ai juste dit que j’étais chez moi et que je ne mettrais pas un foulard. Il était venu chez moi, soi-disant pour me convaincre de laisser mon fils, ce taré qui me fait monter la tension, ramener sa seconde femme chez moi. Il me l’avait déjà demandé et j’ai été catégorique : j’héberge déjà sa première femme et leurs deux enfants et il n’est pas question que j’accepte de m’occuper d’une seconde femme, pour son plaisir. Et d’ailleurs, sa première femme, est une personne charmante, elle est belle et rien ne lui manque…Pourquoi a-t-il décidé de prendre une autre femme ? S’il veut s’amuser, qu’il se débrouille. J’avais mis fin à la discussion. Tant que je suis vivante, je ne veux pas d’une autre femme chez-moi. Et le voilà qui me ramène un « cheikh », pas plus haut que trois pommes, emmailloté dans une tunique blanche de la tête au pied, avec sa barbe teinte au henné, pour me convaincre, moi la « hadja » de ne pas « empêcher ce que Dieu a autorisé ».

Là, je ne me suis pas laissée impressionner. J’ai dit que Dieu a en effet autorisé « à condition » que le mari traite ses femmes de manière juste. Si mon fils n’est pas capable d’avoir son propre logement comment voudrait-il, lui le « Savant », qu’il puisse être juste ? On a parlé en long et large. Le cheikh a vu que je ne m’en laissais pas compter par l’argument de la charia alors il s’est mis à parler, des « besoins de l’homme ». Je lui ai ri au nez… Est-ce qu’il croit que les femmes n’ont pas de besoins, comme il dit ? Je lui ai dit que le premier devoir d’un homme est de répondre aux besoins de sa famille et de ses enfants. Or, mon taré de fils, qui veut prendre une seconde épouse, ne le fait pas. C’est moi qui m’en occupe de sa femme et ses enfants, est-ce qu’il pense que le bon Dieu est d’accord avec ça ? Est-ce que la charia est d’accord, Ya sidi echeikh ? Bien sûr, il n’a pas répondu. Il s’est mis à dire que mon attitude n’était pas « naturelle » et qu’une mère doit « aider son fils »… Là, vraiment, j’ai commencé à bouillonner. Qu’est-ce qu’il croit, donc ! Ce garçon qui me ramène un étranger pour me convaincre de le laisser gérer ses instincts, j’ai essuyé son derrière et nettoyé sa morve, je l’ai fait grandir, il n’a jamais manqué de rien… J’ai assez donné, monsieur le cheikh, c’est un égoïste fini qui n’a pas le moindre égard pour sa mère qui à 65 ans et qui s’occupe déjà de son engeance… S’il veut une autre femme, libre à lui, mais pas chez moi ! Mais on aurait dit qu’il ne m’écoutait pas. Il a continue à insister et moi je sentais monter en moi une colère, oulala, je te dis pas… Et ce cheikh-savant n’arrêtait pas de débiter des sornettes : tout y est passé, mon devoir envers mon fils, mon cœur qui serait de pierre, mon fils que je risquais de perdre à jamais… Il a même dit qu’en se mariant à nouveau, mon fils, sauvait une femme et que cela lui serait compté pour le paradis. J’ai répondu qu’il ne devait pas espérer aller au paradis sur mon dos… J’ai cessé de lui donner du « Ya Cheikh » mais il ne s’en est pas rendu compte. Ils ne se rendent pas compte, les hommes. A un moment, j’en ai eu définitivement marre et je lui ai dit « et maintenant, tu ne veux pas aller te faire voir chez les grecs ? »

Par pudeur, le chroniqueur s’abstient de rapporter les termes exacts utilisés par la vieille dame. Mais, d’après le récit, ponctué de rire, d’Al-Hadja, le « Cheikh », est devenu tout blanc, il a relevé les pans de son qamis immaculé et a détalé comme un lapin.

jeudi 22 mai 2008

Scène de la vie ordinaire

Scène de la vie ordinaire

C’est une journée ordinaire où comme toujours dans la jungle algéroise il faut conduire en faisant attention aux autres. A ceux pour qui le code de la route est une lointaine référence qui ne revient à l’esprit qu’à la vue du gendarme. Dans les moments d’arrêts, plutôt fréquents, elle observe les passants et perçoit dans les expressions matinales cet énervement national latent qui ne cherche qu’un prétexte pour exploser. Gestes brusques, regards durs, grommèlements véhéments et, à de rares occasions, de vrais éclats de rires. La routine d’une ville qui étouffe chaque jour un peu plus. Puis, elle l’a vue. Pas très loin du ministère de la justice. Un hidjab élimé, marchant, droite comme un i mais portant un enfant visiblement pesant, des yeux vides, sans désespoir. Sans espoir non plus. La femme ploie sous le poids de l’enfant, mais elle n’attend rien de personne, elle ne regarde personne. Elle marche, continue de marcher. Puis, s’arrête pour demander un renseignement à un homme qui fait un geste vague en direction du nord. Le trafic reprend, la femme dans la voiture s’approche. Où se rend-elle ? Elle cherche le chemin pour se rendre au Champ de Manœuvres. La portière de la voiture s’ouvre. La femme s’escrime avec son bébé pour monter. Pourquoi est-elle si loin de chez elle ? Ce n’est qu’ici, à Birtraria, qu’elle a trouvé un médecin qui s’intéresse au cas de l’enfant, malade depuis sa naissance. Elle y vient en bus. « Il va lui faire une radio, Allah Ykathar Kheirou ». Elle lui  dit cela avec une nuance de gratitude en regardant droit devant elle, comme surprise d’être là. Pourquoi n’est ce pas son mari qui s’occuperait de l’enfant ? Elle ne répond pas tout de suite, puis elle dit : « Il travaille, chez les gens ». Elle confie cela avec douceur, presque avec tendresse. Un instant fugace dans un visage déjà marqué par la fatigue et l’usure. Elle n’a que 25 ans mais sous son Khimmar délavé, elle parait plus âgée de 30 ans. L’enfant n’est pas très propre. Elle n’a pu lui faire sa toilette ; là où ils vivent, il n’ya pas d’eau courante. Elle habite Hammadi. Juste à coté. Elle ne se plaint pas. C’est la vie. « Ceux qui ont de l’argent possèdent des citernes et ramènent de l’eau ». Pas eux. Le peu d’eau qu’ils parviennent à rapporter ne suffit pas. Pas à faire de vraies toilettes. La conductrice propose de la déposer sur la route moutonnière où elle pourrait prendre le bus qui dessert Hammadi. Elle s’affole, elle ne connaît que le point de départ du 1er mai. Mais elle finit par être convaincue. Elle sait lire l’arabe et pourra déchiffrer la destination. A l’entrée de la route à grande circulation, la conductrice constate, alarmée, que la femme n’a pas passé la ceinture de sécurité. « Attention, les policiers vont me retirer le permis, il faut mettre la ceinture ». La femme s’affole, elle ne comprend pas. La conductrice explique ce qu’il faut faire, mais elle n’y arrive pas. La conductrice arrête la voiture sur le coté et essaye de l’aider à mettre la ceinture. Elle finit par la verrouiller, tant bien que mal. Le véhicule redémarre, au bout d’un moment la femme et l’enfant sont déposés à l’arrêt du bus. Des gens attendent. Au moment de descendre, elle s’emmêle encore une fois avec la ceinture de sécurité. Elle remercie la dame. Puis d’une petite voix, elle avoue : « je ne suis jamais montée dans une voiture ». Pas même pour ton mariage, interroge la conductrice ? Non, pas même pour son mariage.
Ahmed Selmane

samedi 17 mai 2008

Les modérés, les radicaux et la Nakba selon G.W. Bush …

Les modérés, les radicaux et la Nakba selon G.W. Bush …

Par Saïd Mekki

Que s’est-il passé le jour de la commémoration du soixantième anniversaire de la Nakba ? Dans le silence assourdissant des officiels arabes, des palestiniens ont lancé dans le ciel des ballons noirs. Pendant que le président des Etats-Unis souhaitait un joyeux anniversaire à Israël, Mahmoud Abbas, enfermé dans un processus estampillé américain mais fondamentalement israélien, prononçait un discours pathétique d’impuissance. La solitude des palestiniens est totale. Dans la chronique non-officielle, ce qui sera probablement consigné, au delà de la glose du propos présidentiel, c’est la physionomie et le body-language de George W Bush lors de son discours devant les parlementaires israéliens. Toute la gestuelle traduisait de manière troublante l’expression de sentiments viscéraux à l’endroit de ceux qui résistent encore dans le monde arabe, du Hamas au Hizbollah. Entre deux grimaces et pour la forme - pour sauver la face de ses alliés arabes « modérés » ? – il a rapidement évoqué l’éventualité, sans cesse reportée aux calendes grecques, d’un Etat palestinien. Sans exprimer la moindre mansuétude à l’endroit de ce peuple chassé de sa terre, spolié et massacré, il a annoncé, au contraire, que trois cent millions d’américains – vraiment ? – se tiennent résolument aux cotés des sept millions d’israéliens. Sans doute, pour réduire définitivement les victimes au silence et imposer le diktat pour l’éternité.

Sur un ton pastoral, inaugurant un rôle de prédicateur habité, entre exaltation et illumination, le président américain a aussi livré sa vision du futur régional. A une sérieuse exception près – Israël, démocratie dominante – qui ne souscrirait au tableau idéal du Moyen-Orient dans soixante ans dépeint par George W. Bush devant la Knesset ? Il est plutôt difficile en effet, sauf pour ses propagandistes et au prix de douloureuses contorsions analytiques, de faire passer une organisation coloniale d’inspiration religieuse pour un Etat démocratique. Mais, outre cela, qui serait opposé à l’annonce du triomphe des libertés et des lumières de Rabat à Karachi, du Caire à Bagdad en passant par Ryad, Alger, Damas et toutes les cités, des plus populeuses aux plus modestes, de l’arc arabo-islamique ? Dans soixante ans…En dehors des régimes et de leurs clientèles perfusées à la rente pétrolière, la démocratie, l’Etat de droit et la citoyenneté sont le rêve commun des peuples arabes. Ce qui se révèle involontairement et ironiquement paradoxal dans l’homélie pathologique de Jérusalem est que les alliés dictatoriaux de Monsieur Bush sont précisément les adversaires les plus résolus de cette modernisation politique, les propagateurs les plus enthousiastes de l’archaïsme religieux, les théoriciens les plus acharnés de l’oppression des femmes, des amputations punitives et de l’intolérance violente. Il ne faut pas chercher bien loin pour identifier ceux qui ont propagé les conceptions les plus réactionnaires, les plus médiévales, les moins conformes à l’esprit originel de la religion des musulmans. C’est bien dans les territoires de la « modération » politique qu’est né et s’est développé l’extrémisme terroriste.

Les bons et les mauvais

Dans leur représentation tragique de l’univers, les faucons américains divisent les arabes en deux catégorie : la mauvaise, celle des « radicaux » et la bonne, celle des « modérés ». Ceux qui suivent les instructions de Washington sont bien sur les modérés…Mais que signifie cette modération médiatiquement honorée quand les palestiniens se font massacrer, quand Gaza est affamée, en permanence bombardée, quand même la proposition de paix du Roi Abdallah entérinée par le sommet de Beyrouth est accueillie avec dédain ? Les modérés qui n’apprécient pas vraiment les trublions « radicaux » ont eu le temps de tirer le bilan de leurs concessions et de constater que plus leurs offres tendent vers l’abandon pur et simple, plus elles sont ignorées par les américains. En bonne logique, ces dirigeants devraient constater que la « modération » n’a pas donné de résultat et devraient au moins s’abstenir de dénoncer la résistance faute d’avoir le courage de la soutenir. Le nouveau Moyen-Orient modéré de Madame Rice et des neocons est un Moyen-Orient israélien fragmenté et subalterne, dans lequel les palestiniens devront se résoudre à vivre dans des bantoustans, tandis que leurs frères de l’exil devront faire le deuil sans rémission de leur droit au retour, pourtant reconnu par les résolutions de l’Onu. Le camp de la « modération » figé dans cette impasse, mais, intériorisant l’échec, n’en déduit pas rationnellement que la résistance est non seulement légitime mais est nécessaire et doit être soutenue. En l’espèce, ce défaitisme assumé est l’expression politique accomplie de l’absence de volonté autonome. Ainsi, les palestiniens sont seuls en effet. Si hier encore, le monde bipolaire obligeait à un soutien minimal du combat des palestiniens, aujourd’hui, les régimes voient d’un très mauvais œil la résistance, par trop synonyme de contestation du désordre établi, et s’en remettent totalement aux Etats-Unis. Lesquels sous influence sioniste-chrétienne et néoconservatrice sont plus que jamais alignés sur les intégristes israéliens. Autrement dit, les Etats-Unis souhaitent imposer leur vision idéologique du monde par tous les moyens, et d’abord par la force brute. Quelle est donc cette puissance dont l’action ne se fonde pas sur le droit mais sur des représentations théologiques ? Que reste-t-il du magistère moral qu’elle prétend incarner?

Modération et soumission

Le Président Bush, après avoir adopté une posture prophétique en Israël, s’est rendu en Arabie saoudite pour parler, semble-t-il, de la menace iranienne, de la montée des périls perse et chiite. D’augustes cénacles arabes très modérés écouteront attentivement le président américain défendre la nécessité d’une nouvelle guerre pendant qu’Israël tue tranquillement des palestiniens. Mais les cauchemars des potentats ne sont pas ceux de leurs peuples, loin s’en faut : la résistance victorieuse du Hizbollah de l’été 2006 a été ressentie de l’Atlantique à l’Asie centrale et à l’océan indien comme la résistance victorieuse des pauvres, des déshérités et des exclus face à un ennemi injuste, arrogant et armé jusqu’aux dents par les puissances occidentales. Alors, quid de la « modération » dans son acception impériale ? Ne s’agirait il pas au fond d’un autre mot pour la soumission devant les délires idéologiques du groupe qui contrôle la première puissance mondiale? Devant la Knesset, l’alternative a été réitérée de façon inquiétante par le président Bush. Face au même arbitraire et au même déni, entre obédience et opposition, il n’y a pas effectivement de troisième voie.

mercredi 14 mai 2008

Saison de la migration vers n'importe où

Saison de la migration vers n'importe où

Par Ahmed Selmane

« Nous quittons la ville pour la laisser aux policiers ». Les habitants de Redeyef, en Tunisie, en colère après la mort par électrocution d'un jeune gréviste, ont failli mettre en application cette intention coupable. Beaucoup d'entre eux, excédés, ont pris leur baluchon et entrepris d'aller vers un ailleurs non identifié, vers un autre nulle part, sans trop de policiers espéraient-ils. Sagement, les membres du comité de grève qui dirigent le mouvement de contestation dans les bassins miniers de Gafsa leur ont demandé de renoncer à cette initiative migratoire. La trouvaille était géniale, inattendue, mais troublante et par trop radicale. Et peut-être plus contagieuse que la grève et l'émeute. Ne plus se battre avec des pouvoirs autistes, ne plus offrir des têtes trop dures à la matraque, ne plus entendre la voix éraillée du représentant officiel chanter la joie de vivre sous la direction éclairée du Grand Leader local, laisser la ville aux bénéficiaires de l'ordre absurde en attendant de leur laisser le pays, et partir… N' importe où. Quel programme subversif ! Les régimes s'accommodent de l'émigration clandestine - la harga - car elle est fondamentalement – mais pour combien de temps ? - un acte personnel, un mouvement solitaire même si pour des raisons pratiques on s'entasse à plusieurs dans la même douteuse embarcation. Mais ces citoyens de Redeyef sont tellement inventifs – une créativité visiblement stimulée par l'exaspération – qu'ils ont décidé de la collectiviser. Les syndicalistes qui activent dans la perspective de la satisfaction de quelques revendications élémentaires ont réagi vivement. On les comprend… Non seulement ils risquaient de voir disparaître leur base sociale mais ils pouvaient de surcroit être accusés d'incitation au vagabondage de masse ou à l'émigration clandestine. Mais la décision inaccomplie des habitants de Redeyef risque de marquer une étape inédite dans les luttes sociales au sud du monde. Face au verrouillage généralisé et à la conception très particulière de la démocratie, que reste-t-il comme moyen d'exprimer ses désaccords, par quel moyen pourrait on faire valoir ses arguments ? La violence étant un choix par définition écarté et l'option politique par essence impossible, il ne reste que la soumission à l'ordre établi et la résignation, silencieuse de préférence, sporadiquement entrecoupée d'émeutes. Les jeunes qui n'ont qu'une mémoire dubitative des actions collectives, ont, pour les plus désespérés d'entre eux, choisis de mettre les voiles par tous les moyens possibles. Chacun pour soi et vogue la galère ou plutôt la coquille de noix, le radeau amélioré ou la barcasse disjointe. On le sait, pour beaucoup l'aventure finit tragiquement dans les abysses glacés d'une méditerranée sur la voie de l'union, parait-il. Mais au sud, la situation n'évoluant guère, la pression démographique aidant, il y a fort à parier que la harga artisanale et individuelle cédera la place un beau matin à des voyages bien plus organisés. Des quartiers, des villages et - pourquoi pas ? - un jour des villes entières embarqueront vers n'importe quel ailleurs mythifié pourvu d'échapper à la perspective perpétuelle d'une réalité matraqueuse. Les peuples changeront d'air et les régimes seront satisfaits d'être débarrassés de leurs rétives populaces. Reste à voir comment ces transhumances seront accueillies par l'ailleurs imaginé …

- Celui que la passion de vivre n'a pas étreint

S'évapore dans l'air de cette vie et disparaît.

- Malheur à celui qui n'est pas passionné par l'existence

Il sera frappé par le néant vainqueur.

C'était un autre tunisien, le grand Abû al-Qâsim al-Châbbî, qui a écrit ses vers. Il parlait d'une autre Tunisie, celle où les hommes ne prennent pas leur baluchon pour aller sur les chemins de la désespérance, vers ailleurs et n'importe où.


14 mai 2008

Le trou noir

Le trou noir

Par Ahmed Selmane

Comment se renouvellent les élites politiques ? Par la démocratie, bien sur. Qu’est-ce que la démocratie ? C’est l’existence d’une scène politique ouverte et pluraliste où les électeurs se chargent, à partir de leurs besoins et de leurs convictions, d’arbitrer librement par les élections entre des partis, des hommes et des programmes en concurrence dans l’accès au pouvoir. C’est cette concurrence qui favorise la circulation des élites. Il n’existe pas de « tare » culturelle algérienne – ou arabe et africaine – qui expliquerait l’absence de circulation des élites politiques. Ce n’est pas une question d’âge, c’est une question de système. Les démocraties non « spécifiques » fonctionnent sur le principe que les acteurs politiques sont comptables de leurs actions et leur mandat est régulièrement mis en jeu. Elles sont constamment en « crise » dans le meilleur du sens du terme : l’existence d’un arbitrage populaire, d’une opinion publique et de médias diversifiés fait que le changement des hommes et des idées est une donnée permanente. Les structures politiques, pouvoir comme opposition, sont dans l’obligation d’aller vers les citoyens arbitres. Un système démocratique s’énonce, par principe, comme imparfait. Le changement est au cœur de la vie démocratique, la « conservation » est au cœur du système autoritaire ou des démocraties spécifiques. Le système politique qui s’organise sur le principe de la conservation et du refus du changement se prive des flux qui viennent de la société et évolue vers une dégénérescence. Le « relifting » qui élève des bureaucrates, par cooptation, au statut d’hommes politiques de substitution n’est pas une solution au problème car il est destiné à prolonger le système et non à le changer.

Pathologie du système

A partir de ces constats basiques – et avérés dans l’histoire des systèmes politiques – il y aurait une certaine incongruité à se lamenter sur l’absence d’une « classe politique » ou d’un « changement des élites politiques » alors que ce qui permet l’existence d’une classe politique et de son renouvellement n’existe pas. Abdelhamid Mehri le constatait récemment dans un entretien au journal l’Expression : « Le pouvoir actuel, en tant que système de gouvernement, a fait son temps. Son architecture et son fonctionnement tendent à éviter ou limiter la démocratie et non à la construire ». Officiellement, l’Algérie est dotée d’une multitude de partis et de journaux et des élections y sont organisées régulièrement. Mais le fait que cela ne génère pas un renouvellement dans les idées et les hommes relève d’une pathologie du système. Des hommes politiques et des militants politiques de grande qualité existent en Algérie mais leur émergence est une quasi-impossibilité dans un système entièrement tendu vers la conservation et sa perpétuation. Il y a une question démocratique non résolue qui rend illusoire l’émergence de nouvelles élites politiques de qualité. Le niveau d’abstention lors des élections est un indicateur : de très nombreux algériens n’accordent aucune crédibilité au jeu politique actuel et à ses acteurs. L’absence d’une scène politique démocratique fige les choses aussi bien au niveau des institutions élues qu’au sein des partis politiques. « La sphère politique et son principal outil, l’information, sont soumis, en Algérie, depuis des décennies, à une gestion administrative d’autant plus pesante qu’elle est occulte et donc non responsable » explique M.Abdelhamid Mehri qui souligne que « le champ politique est jonché de victimes consentantes ou résignées. Les militants des partis politiques et des organisations sociales connaissent parfaitement cet état de choses. Ils constatent, désarmés, que la sphère politique est réduite, en dépit des qualités et des mérites des hommes qui s’y activent, à fonctionner comme un produit dérivé de la gestion administrative et non comme émanation de la dynamique sociale ». Dans un modèle classique en sciences politique David Easton, présente le système politique comme une boite noire qui reçoit des demandes (input) de l’environnement (la société) et les traduits en action (ouput). C’est la démocratie qui permet au système de fonctionner car il en permanence solliciter par la société à changer, à s’adapter et à se renouveler. Dans un système fermé, la boite noire devient un trou noir où les demandes de la société se perdent… A un certain niveau de dégénérescence, la société renonce à s’adresser à la boite noire… Elle s’exprime en dehors du système, par l’émeute par exemple…

13 mai 2008

Mandouze est parmi nous

Mandouze est parmi nous

Par Ahmed Selmane

La bibliothèque augustinienne d’André Mandouze est à Alger. Elle a été inaugurée lundi au centre d’études diocésain en présence de ses deux filles et de nombreux algériens, musulmans, chrétiens ou agnostiques. Les chercheurs algériens qui s’intéressent à Saint Augustin pourront désormais consulter une bibliothèque patiemment construite durant des décennies par un maître qui a, par delà la mort, décidé qu’il voyagerait encore en Algérie, parmi les algériens. En ces temps stupides où des canards en mal de thèmes persistent à inventer des guerres aux motivations obscures, André Mandouze est, par ce qu’il a été et par ce qu’il est encore, un prodigieux rappel pour les croyants et les incroyants. Cet homme de la Résistance au nazisme est venu chez nous, en 1946, sur les traces de Saint Augustin et il est devenu algérien. Totalement. Il aurait pu s’enfoncer dans le travail académique, mais ainsi qu’il le dit lui-même, « savoir renoncer au moins provisoirement à ses « chères études » fait partie de la carrière d’un homme libre ». C’est en homme libre, en résistant et en chrétien, qu’il a saisi d’emblée l’absurdité de l’ordre colonial. Et il l’a combattu, sans hésitation. L’homme libre s’est pris de passion pour l’Algérie et pour les algériens. L’homme libre disait ouvertement ce qu’il pensait et à la faculté d’Alger, où il devait parler après une grève d’étudiants algériens, les ultras ont préparé la corde où il devait être pendu haut et court. Menacé de mort, il est forcé par les autorités coloniales à quitter l’Algérie. Mais l’homme libre continuera de Strasbourg à dire ce qu’il pense et il se retrouve à la prison de la santé pendant 45 jours pour soutien à la rébellion. Emprisonné pour l’Algérie, c’est un avec l’Algérien Augustin qu’il gère son temps carcéral et nargue les bien-pensants de l’époque. « Sans doute suis-je partial, je l’admets, car je ne peux toute de même pas oublier que – dans ma « solitude pour l’Algérie » au cours d’un engagement visant à ce que les lointains descendants d’Augustin puissent retrouver, dans leur pays, la dignité – je veux dire dans la prison où me jetèrent durant quarante jours quelques irresponsables qui prétendaient diriger la France en 1956, sans doute, dis-je, je ne puis oublier le puissant réconfort, ou plutôt toute la libération que m’a apportée, toute la liberté que m’a assurée, dans la cellule de ma prison, la lecture approfondie du traité augustinien de De l’Ordre, d’un ordre sans commune mesure avec nos petits rangements et arrangements, d’un ordre qui pour moi abolissait, comme aurait dit Mounier, le « désordre établi », d’un ordre qui implique et qu’explique Dieu … ».

Mandouze l’augustinien, donc l’algérien, est revenu à Alger. Il a été une opportunité pour de nombreux algériens d’exprimer leur solidarité à ces chrétiens d’Algérie, qui sont dans le droit fil de l’engagement d’un Mandouze ou d’un Duval, qui vivent leur foi dans l’engagement social et dans le partage. A ces chrétiens, que des musulmans humbles connaissent beaucoup mieux que les scribes qui radotent sur les complots imaginaires, Mandouze, nous a donné l’opportunité de leur dire qu’ils sont bien nos frères.

Des siècles de bouches cousues

Des siècles de bouches cousues

C’était en 2002, un an avant que la « Civilisation » ne débarque en Irak. Il faisait très chaud à Baghdâd et nous déambulions dans la rue Al-Moutanabi, au milieu des étals de livres et d’une foule de lecteurs en goguette. La planète n’était plus bipolaire, elle était déjà nettement binaire : blanc ou noir, avec Bush ou contre lui. Pour notre ami H. qui n’aimait ni Bush, ni Saddam, le monde était devenu encore plus petit. Grâce à son entregent, nous avions pu, à la barbe des officiels, partir vers Najaf et Karballah et découvrir, des gens, simples et bons, qui se battaient contre l’adversité et qui regardaient parfois le ciel où, ils le soupçonnaient, se cachait une lourde menace.

A la veille de notre départ pour Alger, dans un café de la même rue Al Moutanabi, H m’a remis un petit livre, un vrai livre de poche de 15 cm sur 10, pratiquement fait à la main, avec une couverture jaune et un papier lui aussi déjà jauni. Il avait dit simplement : « voilà quelque chose qu’il faut lire ». Dans l’avion du retour, j’ai lu. Un nom inconnu pour moi, Abdel-Amir Jaras et des poèmes, courts et perturbants. « Je suis passé par des siècles de bouches cousues.». Les poètes ont cette capacité à trouver des raccourcis qui disent et troublent. Abdel-Amir Jaras, fils de solitude et d’amertume, n’a pas fini de me perturber.

Un de ses poèmes me hante toujours, il parle pour nous, de nos communes fragilités, intrinsèques et presque ataviques.

«Nous nous sommes réveillés une fois

Et nous n'avons pas trouvé le pays.

Il nous a été dit :

Le pays a ramassé toutes ses affaires,

Il les a rassemblées arbre par arbre,

Fleuve par fleuve,

Et il est parti au loin.

Nombreux sont les pays

Qui ne trouvent pas de lieux

Nombreux sont les pays qui songent à fuir de la carte.»

Arbre par arbre, fleuve par fleuve. Homme par homme. Depuis, j’ai appris que Abdelamir Jaras avait erré de pays en pays, dans des conditions épouvantables, avant d’arriver au Canada et de mourir bêtement dans un accident de vélo. Il avait trouvé une terre vaste, neuve, mais l’arbre était, peut-être, déjà mort en s’arrachant à sa terre si inclémente…

Comme des millions d’irakiens, mon ami H, après avoir subi trois ans de Civilisation américaine aussi absurde que criminelle, s’en est finalement allé dans un lointain ailleurs. Il a eu le temps de faire la part des choses. Il ne déteste plus autant Saddam, il exècre davantage Bush. Un autre arbre est parti. De son exil européen, il est constamment connecté, par Internet, sur son pays. J’ai quelques inquiétudes pour lui. En effet, un irakien qui utilise un clavier arabe pour parler avec les arbres qui sont restés là-bas, c’est immédiatement suspect et cela pourrait lui valoir des ennuis. Les yeux vigilants de la Civilisation pourraient ne pas comprendre son entêtante nostalgie.

C’est H encore qui m’a signalé le nom d’un autre arbre irakien. Il se nomme Hassan Juma'a Awad. Il dirige l'union des syndicats des travailleurs du pétrole en Irak et se démène, comme un beau diable, contre la « loi sur le pétrole » approuvée par le gouvernement de la Zone verte.

Cette loi que les envahisseurs veulent faire adopter, c’est l’objet de la guerre, le butin ultime. L’arbre Hassan Juma’a Awad, dont le syndicat, né sous l'occupation américaine a pris une orientation de plus en plus patriotique dans un Irak poussé aux confrontations fratricides, est un perturbateur. Pensez donc, empêcher le vrai but de la guerre s’accomplir et dépasser les faux clivages, pour qui se prend-il, ce Juma’a ? Qui est-il donc pour oser aller contre les désirs impérieux de l’Empire et la soif de pouvoir des imbéciles et des félons? Un arbre. Un arbre, fragile, qui est resté et qui essaie de parler malgré les siècles de bouches cousues. En cette veille du 1er mai, je pense à ces arbres irakiens qui sont partis et à Juma’a qui se bat contre Goliath. C’est sur, des forêts repousseront en Irak…

Ahmed Selmane


Le Maghreb : cinquante ans d’attente

Le Maghreb : cinquante ans d’attente

Le Maghreb est en attente depuis, au moins, cinquante ans. La conférence de Tanger du 27 avril 1958 qui a regroupé les partis nationalistes maghrébins, l’Istiqlal marocain, le Néo-Destour tunisien et le FLN algérien, a donné un contenu à l’idéal maghrébin. Le journal Le Monde titrait : « La Conférence de Tanger préconise : la création d’un « gouvernement algérien », une assemblée consultative du Maghreb, l’appui de Rabat et de Tunis au FLN ». Si l’indépendance de l’Algérie, déjà inéluctable à cette époque, la perspective maghrébine dessinée à cette conférence reste en attente. Pour les anciens militants, c’est une blessure et un énorme reste à réaliser. Les choix politiques et économiques, très différents, qui ont été fait au moment des indépendances ont éloigné la perspective. On se souvient de Houari Boumedienne, défendant un « Maghreb des peuples » par opposition à un Maghreb des Etats. Sauf que la réalité, encore valable à ce jour, est celle d’une faiblesse des sociétés civiles par rapport aux Etats. L’impulsion maghrébine, en raison même du déficit démocratique des différents régimes, ne pouvait venir que des Etats. Le conflit du Sahara Occidental, apparu au milieu des années 70, allait devenir un élément de plus entravant la marche maghrébine alors même qu’au plan des doctrines économiques ne sont plus devenues antagoniques. Quand l’Union du Maghreb Arabe a vu le jour, le 17 février 1989, à Marrakech, beaucoup ont caressé l’espoir d’un retour à l’esprit fondateur de la conférence de Tanger. Un an auparavant, le 10 juin 1988, les cinq chefs d’Etats avaient institué une Grande Commission qui a mis sur rail cette Union du Maghreb arabe. En 1989, au moment du lancement de l’Union du Maghreb Arabe, le conflit du Sahara Occidental avait 14 ans. Cela signifie que les chefs d’Etats présents à Marrakech n’ignoraient pas qu’un problème se posait entre les aspirations des sahraouis à l’indépendance et les prétentions marocaines sur le Sahara. Le pari maghrébin se fondait sur le postulat que la question du Sahara Occidental ne devait pas constituer une entrave à la construction de l’UMA.

Le pari perdu de l’UMA

19 ans après cet évènement historique de Marrakech, l’Union Maghreb est moribonde, très loin de l’esprit visionnaire de Tanger. Le pari sur une dynamique maghrébine qui transcenderait le problème du Sahara Occidental est perdu. Le niveau des relations entre les deux plus grands Etats du Maghreb, l’Algérie et le Maroc, n’est pas même pas « normal ». La question du Sahara Occidental a été, coté marocain, un ferment du renouveau de la sainte alliance nationaliste autour de la monarchie. A quelques rares exceptions, comme le mouvement d’extrême gauche, les forces politiques marocaines ont de la récupération des « provinces du sud » une question nationale vitale. L’idée d’une séparation entre la question du Sahara Occidental et la construction de l’Union Maghreb s’est heurtée rapidement à l’approche marocaine. Les choses se dégraderont davantage en 1994 à la suite de l’accusation, infondée, lancée par le Maroc à l’encontre des services algériens au sujet de l’attentat de Marrakech. Le Maroc a instauré le visa pour les Algériens, l’Algérie a répondu par l’instauration du visa et la fermeture de la frontière terrestre.

Le coût du non-maghreb

Quand rien ne va entre les deux pays les peuplés du Maghreb, la machine ne peut que se bloquer. Il est devenu pratiquement impossible de réunir un Sommet de l’UMA, le dernier a eu lieu à Tunis les 2-3 avril 1994. Un sommet prévu en 2005 à Tripoli a été reporté à la dernière minute. Aujourd’hui, cinquante après, on ne peut que constater que les difficultés de la construction du Maghreb sont liées à celle de la démocratie. Alors que les pays maghrébins ont signé, dans la dispersion, des accords d’association avec l’Union Européenne, les échanges économiques entre maghrébins peinent à dépasser les 3% des échanges extérieurs de chacun des pays concernés. Des économistes ont fait des calculs sur le coût du non-maghreb : une perte de 1 à 2% de croissance par an pour chaque pays. Certains estiment que le manque de croissance atteint 3%. Pour avoir une idée de l’ampleur du manque, il faut savoir que 1% représente plus de 10 milliards de dollars de valeur ajoutée par les pays maghrébins.

Ahmed Selmane

27 avril 2008

Karl Marx, le come back

Karl Marx, le come back


Depuis la chute du mur de Berlin et l’effondrement de l’URSS, les temps sont américains. Les idées aussi. Les idéologies sont mortes, nous a-t-on dit, et la fin de l’Histoire est au coin de la rue. L’ordre est accompli. Surtout n’invoquez pas ce dénuement du plus grand nombre qui fait la prospérité d’une arrogante minorité de nantis, vous passerez pour des inadaptés, des ringards. Exit Karl Marx, la lutte des classes, exit le rappel des réalités, vous n’êtes plus « in ». Un autre Karl, Rove pour le nommer, ancienne éminence grise de Bush, a énoncé la quintessence des temps présents : « lorsque nous agissons, nous créons notre propre réalité ». L’Empire, le marché et le capitalisme mondialisé l’ont emporté sur les citadelles du socialisme bureaucratique liberticide… C’est fini, y a plus rien à voir sur le marché de l’histoire. Le seul ennui est que la nouvelle réalité, c’est l’ancienne en plus noir.. Amplification accélérée des inégalités entre le nord et le sud de la planète, fracture sociale croissante dans les pays du nord, dégradation des équilibres écologiques et crise alimentaire internationale, conflits, famines… La magie d’un marché n’opère pas, la « main invisible » est une chimère et la Réserve fédérale américaine, comme dans un vulgaire état « dirigiste », refile l’argent du contribuable à la Morgan pour racheter la Bear Stearns en quasi-faillite… Des notions qui semblaient avoir été jetées dans la décharge de l’histoire commencent à revenir dans les discours et analyses d’hommes politiques, de syndicalistes et d’intellectuels. Qui aurait pensé, après l’usage tordu qui en a été fait par les « démocraties populaires », que la notion d’impérialisme connaîtrait une nouvelle fortune ? Ah, cette bonne blague qu’on nous offrait aux dépens des ringards sur la « kasma de Bir Ghebalou dénonçant l’impérialisme…. ». Charmant, n’est-ce pas ? Mais comment qualifier les expéditions militaro-pétrolières, le bellicisme assumé des néo-conservateurs sans revenir à cet impérialisme qu’il ne faudrait plus ni voir, ni nommer… ? Si Karl Marx est mort, la réalité reste marxienne. « Le capitalisme porte la guerre comme les nuées portent l’orage » disait Jean Jaurès, la formule résonne avec une formidable actualité. Bien sûr, on vous invite à vous recentrer sur la « guerre des civilisations », sur le « péril vert », mais vous pouvez constater, en prenant vos aises avec la pensée dominante, que pour les déshérités de ce monde, la domination par les armes et la désinformation permanente est la forme contemporaine de la lutte des classes, de la guerre des riches contre les pauvres. C’est en cours, Marx est de retour et on le revisite, dans un monde encore plus dangereux qu’hier, en le dépoussiérant, en en faisant l’inventaire. Un ami qui a rencontré, il y a quelques mois, la chef de file du mouvement marocain El Adl Wa El Ihsane, Nadia Yassine, m’a raconté sa surprise de l’entendre dire : « le primat de la raison et de la justice se référent naturellement à ma culture, mais la démarche d’analyse politico-économique objective est, pour moi, l’apport décisif de Marx ».

N’en déplaise aux gourous de Wall-Street, l’Histoire est loin d’être achevée… De l’Amérique du sud à l’arc arabo-musulman en passant par l’Afrique - les prophètes de salles des marchés et leurs nouveaux philosophes propagandistes ne l’ont pas prévu – Marx, que l’on pensait irrémédiablement ruiné par les méfaits des apparatchiks et de leurs épigones, se trouve des héritiers inattendus.

Ahmed Selmane

23 avril 2008

PROMESSES D’AVRIL

PROMESSES D’AVRIL

Est-ce parce qu’il est plein de promesses que le mois d’avril commence toujours par un gros poisson ? Si vous êtes nés le 27 avril en l’an IV de la révolution algérienne, que vous-vous sentez déjà fourbu sans être peinard, c’est que vous avez la cinquantaine mauvaise, avec ses tonnes de dépits, le lumbago qui pointe et le corps qui bedonne. Vous regardez peut-être les jours passer avec cette molle vigilance qui vous pousse, non plus à espérer, mais juste à vérifier que rien ne va comme prévu ; que les lendemains ont définitivement déchanté pour les quinquagénaires : ils ont, au mieux, une expertise à donner, mais en règle générale ils sont au service de gérontes. Ce qu’ils partagent avec les jeunes ? Juste, la mentalité harraga, le passage à l’acte en moins. Si vous cherchez, vous découvrirez que vous êtes né dix jours après le début de l’Exposition universelle de Bruxelles, évènement que beaucoup de belges s’apprêtent à en commémorer le souvenir. Vous pourriez dire que la Belgique est un pays problématique divisé entre Wallons et Flamand. Mais pour peu que vous abandonniez votre mauvaise foi de quinqua blasé, vous savez déjà que le plat pays est dans l’Europe et que cela relativise grandement le problème. Par contre, j’entends déjà vos sarcasmes quand vous saurez que quelques semaines avant votre naissance, le 1er février 1958 pour être précis, le président Gamal Abdennasser a annoncé la création de la République arabe unie, RAU pour les intimes, regroupant l’Égypte et la Syrie. Ah, le panarabisme ! Cinquante ans plus tard, c’est quoi donc, la République de Nasser ? Un président qui approche les 80 ans et qui se prépare à laisser la place au fiston, cela doit bien correspondre à votre humeur de cinquantenaire « m’diguouti ! ». Peut-être vous sera-t-il plus plaisant d’apprendre que le mois suivant votre naissance, Cannes a accordé la palme d’or à « Quand passent les cigognes », film du réalisateur soviétique Mikhaïl Kalatozov. Un film poignant. Mais je vous voir venir : heureusement que Kalatozov a eu la bonne idée de se tirer de ce monde en 1973 et qu’il n’a pas assisté à l’effondrement de l’Union soviétique qui nous a laissé si dépourvu ! Votre humour reviendra-t-il si l’on vous rappelle qu’au cours de ce même mois de mai, Mao, le grand timonier, a lancé le « Grand bond en avant » qui devait permettre à l’économie de « marcher sur les deux jambes » et de rattraper la Grande Bretagne en 15 ans. Il a fallu attendre cinquante ans, l’abandon du purisme maoïste, mais la Chine a bien fait le grand bond en avant et laisse la Grande Bretagne loin derrière. Heureux, les cinquantenaires chinois, ils en ont vu des choses. Il y en a eu beaucoup d’autres, mais le 27 avril 1958, au jour de votre naissance, des militants nationalistes étaient réunis à Tanger et ont fait une grande promesse de Maghreb. Cinquante ans plus tard, à votre anniversaire, vous n’allez quand même pas dire un « bof » de vieux, le Maghreb c’est une idée jeune. Que faire ? Rêvons donc d’une association algéro-marocaine des natifs du 27 avril 1958 s’offusquant que les relations entre les deux pays ne soient même pas normales ! Les algériens du 27 avril 1958, du haut de leur cinquantaine fatiguée, pourraient dire, malgré Yazid Zerhouni, ce que l’écrasante majorité des algériens pensent : la frontière fermée, c’est absurde ! Les quinqua marocains pourraient aussi dire, ce que les officiels marocains répugnent encore à dire : pardon, on s’est complètement planté en accusant les services algériens de l’attentat de Marrakech en 1994. Quinquagénaires du Maroc et d’Algérie, bougez vous donc, cessez d’attendre quelque chose des chefs, la promesse d’avril 1958 ne peut quand même pas attendre cent ans !

Ahmed Selmane

14 avril 2008