dimanche 27 mars 2022

Hommage Marie-Thérèse Brau : Toujours parmi nous

 





Mon intervention lors de l’hommage rendu à Marie-Thérèse Brau, le samedi 26 mars, à la maison diocésaine, à l’occasion du 40ème jour 

 

J’ai connu Marie Thérèse à l’âge de 5 ans, j’en ai aujourd’hui 65. Elle a été pour beaucoup de jeunes garçons et filles du quartier de Leveilley, à Hussein Dey, notre premier maître, celui qui a mis entre nos mains les premiers livres, avec qui l’on a découvert les premiers jouets, celui qui transmet des valeurs. Si elle est restée notre premier maître pour toujours, cela ne tient pas au hasard de la chronologie, mais à l’exemplarité. Et quoi de plus exemplaire que le parcours de Marie-Thérèse qui a choisi, à l’indépendance, de rester parmi nous et de continuer l’action sociale menée par des chrétiens sociaux engagés qui entouraient le père Scotto.

Son dispensaire, installé au lieu-dit Carana, entre les quartiers de Leveilley (Maqaria aujourd’hui) et de oued-ouchayeh, a servi pour nous de jardin d’enfants ou de classe préparatoire à l’entrée à l’école. Aujourd’hui encore, quand je passe devant ce dispensaire, j’entends dans ma tête le formidable éclat de rire de Marie-Thérèse, ce rire si plein de vie et si entraînant. Ce serait d’ailleurs la bonne manière de se souvenir d’elle, et cela lui plairait sans aucun doute.  

Son rire, contagieux, dégage de l’énergie, il entraîne. Cette femme faisait ce qu’elle pensait être juste avec une douce mais solide détermination.  On l’imagine volontiers dire de sa voix bourrue, après un de ses fameux rires : « écoute mon fils, cette chose-là est impossible, mais nous allons la faire, n’est-ce pas ? »

Car c’est cela Marie-Thérèse, un entêtement plein de bonhomie, de tendresse et d’amour pour les plus pauvres, pour ceux dont le handicap était devenu pour les parents, non seulement une peine mais quelque chose de honteux qu’il faut impérativement cacher. Marie-Thérèse a donné, dans le cadre de son travail, puis de l’association d’entraide populaire familiale, une visibilité à ces enfants, elle a aussi libéré leurs parents de la honte déplacée qu’ils ont pu éprouver à cet égard. Elle a fait comprendre que leurs enfants méritent d’être aimés et qu’ils peuvent en être fiers. Les regards sur le handicap ont bien évolué dans notre pays, même s’il reste encore beaucoup à faire. Marie-Thérèse fait partie de ceux qui ont contribué à ce changement de regard.  

Cette femme d’action ne s’est pas contentée de compassion, elle a été une faiseuse de solution. Nous sommes souvent dans une situation de compassion sans savoir ce que nous pouvons faire. Marie-Thérèse Brau était, elle, une magnifique faiseuse de solution et elle avait une capacité d’entrainement remarquable. Elle amenait les gens à réaliser ce qu’ils croyaient être incapables de faire. Ces centres que gère l’association d’entraide populaire familiale pour accompagner des centaines de handicapés mentaux et les préparer à l’autonomie et au travail sont l’un des fruits de son engagement sans limite pour les plus faibles, les plus démunis, pour ceux qu’on avait plus tendance à cacher qu’à aider.

J’ai assisté à plusieurs reprises à la journée spéciale organisée généralement chaque 1er mai où les fruits des travaux réalisés par les jeunes handicapés étaient exposés et vendus. Ce jour-là, on pouvait sentir dans l’air une joyeuse vibration, on pouvait sentir la fierté des parents et on pouvait voir la reconnaissance et l’amour qu’ils expriment à Marie-Thérèse.

Il y a une expression en arabe, Sadaka Jariya, que l’on pourrait traduire par un don charitable qui continue à servir les gens après la mort de son initiateur. Tout le travail de Marie-Thérèse Brau est une sadaka jariya.  Elle fait partie de ces êtres dont l’empreinte, l’aura et l’action sont infiniment plus longs que leur passage sur terre. Comme si leur action et leur bonté les maintenaient fortement présents parmi nous d’une multitude de façons.

Marie-Thérèse Brau fait indéniablement partie de ces bienheureux. Elle a semé par sa bonté et par son extraordinaire disponibilité pour les humbles.  Dans un très beau poème, René Char disait à l’être aimé : «comment pourrais-je jamais vous oublier puisque je n’ai pas à me souvenir de vous : vous êtes le présent qui s’accumule. ».

Nous n’avons pas besoin de nous souvenir de Marie-Thérèse, elle est et sera encore pour beaucoup d’entre nous un présent qui s’accumule. Et pour sentir sa présence, il suffit, je pense, de sourire, de fermer les yeux et d’écouter son bel éclat de rire.


jeudi 17 février 2022

Le premier maître (à Marie-Thérèse Brau)

 





Tout penauds d'avoir été occupés pendant si longtemps par les illusions que fabrique un système imbécile et par ses saltimbanques à la petite semaine, nous sommes allés lui rendre visite. Elle était toujours là, solide comme un roc.

“Là” ce n'était pas un quartier chic, “là” c'est le territoire où le système a abandonné les hommes, les femmes et les enfants tout en entretenant son comptant de Kasmas et de Mokhaznis. “Là” fut également le territoire de la guerre où des enfants se sont heurtés aux murs et sont devenus cinglés. 

Là, elle est pourtant restée.

Solide, fidèle, toujours pleine d'humour, comme nous l'avions connue enfants, toujours pleine de cette bonté qui a illuminé tant de cœurs. Là, elle est restée, entre Maqaria (Leveilley), La Glacière et Pélem. Dans ces territoires de la frustration, dans cette plaie où une partie du pays se sentait trahie, où une partie du pays a cru être sans pays.

Marie-Thérèse Brau est restée et les gens lui rendent grâce.  Même quand des membres d'un groupe armé ont forcé son local entre l’Oued et Leveilley pour prendre des outils, ils se sont crus obligés de dire au gardien: “dis à Marie-Thérèse que nous ne sommes pas des voleurs!”

Les gens avaient si peur pour elle durant ces années imbéciles et rouges. Ils lui ont même conseillé de prendre un peu de distance. Mais  elle est demeurée dans ce quartier. Elle y a fait depuis si longtemps sa vie de femme d'exception et elle continue de la faire. Elle continue de batailler, dans la douceur, pour arracher quelques locaux qu'elle met au service des plus démunis parmi les plus démunis, les handicapés mentaux. 

Elle pourrait vous en raconter des vertes et des pas mûres sur les responsables,  sur les édiles locaux, sur leur inconscience devant l’ampleur du mal et leur cruelle ignorance. Pourtant, elle ne le fait pas. Elle préfère raconter des histoires simples, vécues avec des gens simples à la générosité abondante. 

Comme celle d’un homme qui trouve Marie-Thérèse occupée à préparer et à installer des équipements pour la rééducation des handicapés. Il l’entend dire qu'il manque un miroir pour que les jeunes handicapés puissent se regarder faire les exercices. Elle le voit venir, une demi-heure plus tard, après le porte-miroir de sa garde-robe dans les mains. Sa femme n’avait qu’à mettre un voile à la place de la porte manquante

Ce sont ces histoires vraies, faites par des fois des hommes et des femmes vrais qu’aime Marie-Thérèse. Cette femme est si incroyablement vraie, si juste, que tous les gens de Leveilley, La Glacière, Bobsila… lui rendent grâce d'avoir été un jour sur leur chemin.

Elle est encore là, dans cette association d'entraide populaire familiale qui fait lentement des petits, toujours à essayer d'arracher quelques locaux, quelques petits chouias à des responsables insensibles. 

Cette femme-là, c'est de l'or pur! Cette femme fut, pour nous garnements de Leveilley, de l’Oued et tant de quartiers populaires, notre Premier maître. Et quand on la rencontre et qu'on la trouve, encore alerte, en train de servir les plus pauvres parmi les pauvres, on se rend compte qu'elle ne cessera jamais d'être notre maître.


Publié en 2007 dans Le Quotidien d’Oran (Raina Raikoum) et 24H Algérie le 17.02.2022