Témoignage sur Abane Ramdane et le congrès de la Soumman
K. Selim, Le Quotidien d'Oran, le
10.11.2002
- Le Quotidien d'Oran: Que fut réellement
le congrès de la Soummam, un renforcement de la révolution ou une déviation ?
- Hocine Aït Ahmed: Le fait de poser
cette question près de quarante ans après la tenue de ce congrès me paraît
sidérant. Autant soulever la même question sur le rôle du 1er Novembre 1954, au
moment même où l'Algérie vient d'en célébrer le 40ème anniversaire. Soyons
clairs : je ne me suis jamais considéré comme un «historique». J'en
ai assez souvent martelé les raisons pour ne pas avoir à les ressasser
aujourd'hui.
Permettez-moi de les résumer en une seule phrase :
la guerre de libération n'est en aucune façon réductible à un appareil, à un
parti, encore moins à un homme, un complot, où une coterie, quels que soient
par ailleurs les rôles des uns et des autres assumés dans des périodes et des
étapes données. Pas plus que je ne suis spécialiste d'étiologie, terme
barbare pour dire philosophie politique. Je vous livre donc un témoignage
plus existentiel que théorique.
En tant que militant de terrain, je
m'interroge d'abord sur le sens des évènements que recouvrent les mots. Ces
deux tournants politiques ne sont pas des météorites tombées du ciel. Leur
restituer leur signification et leur portée exige le rappel – faute d'analyse -
des causes et des enchaînements politiques qui les ont créés. Le déclenchement
de la lutte armée en Algérie, le 1er Novembre 1954, a été, bien sûr, déterminé
par la radicalisation des combats patriotiques en Tunisie et au Maroc. Le rêve
d'un soulèvement maghrébin généralisé était à nos portes. Mais l'annonce de la
lutte armée en Algérie est fondamentalement la résultante de la poussée
populaire en travail depuis les répressions coloniales sanglantes de mai 1945.
N'oublions jamais les dynamiques sociales profondes dont les personnalités et
les partis ne sont souvent que la face visible de l'iceberg nationaliste. C'est
vrai que les formations politiques ou religieuse, le PPA-MTLD, l'UDMA, le PCA,
les Oulémas, s'étaient coupées des masses, tellement leurs stratégies
«légalistes» leur paraissaient dérisoires et sans issue. C'est elles qui, de
surcroît, en payaient les notes douloureuses, notamment à chacun des «scrutins»
grossièrement truqués sous le règne de Naegelen. La formule «élections à
l'algérienne» était devenue proverbiale en France même à la moindre anicroche
touchant le suffrage universel. Formule ô combien ! Prémonitoire. Ce jeu de
toboggan piégé et savonné qui ramenait toujours au point de départ avait fini
par excéder nos compatriotes: «Ne nous appelez ni à l'abstention ni à la
participation électorale ! Donnez-nous des armes !»: ce message nous parvenait
de partout. C'est à ce message qu'a finalement répondu l'appel du 1er
Novembre.
- Q.O.: Pouvons-nous conclure que
les dirigeants politiques de l'étape précédente avaient trahi ?
- H.A.A.: Pas d'anathèmes !
Accuser à tout bout de champ de trahison, c'est ce genre de retours destructifs
au passé qu'il faut éviter. Il y a des mots qui tuent, surtout dans un pays où
la vie et l'opinion des gens continuent de perdre de leurs valeurs. Le sens de
la responsabilité doit inciter à la sérénité et à la prudence quand il s'agit
de porter des jugements d'ordre politique. Sauf à ravaler ses propres
agressions verbales, lorsque les formations en question deviendront parties
prenantes à ces premières assises constitutives du FLN.
Le sens capital de cet événement réside
dans la nature politique et contractuelle d'une stratégie de libération
nationale élaborée par le congrès de La Soummam. De toute évidence, ce pacte
national n'aurait pas pu avoir lieu sans le formidable électrochoc
psychologique et politique provoqué par les actions entreprises le 1er Novembre
1954, amplifiées par Saout El-Arab et par la panique qui avait gagné les
autorités coloniales. Certes, les insuffisances militaires du déclenchement de
«La Révolution» s'expliquaient par les improvisations qui ont présidé à son
organisation. En prenant, en 1951, la décision de dissoudre l'OS, de démanteler
son dispositif et son encadrement, les dirigeants du PPA-MTLD avaient commis
une grave faute politique. L'absence d'une stratégie politique qui devait
accompagner la proclamation du 1er Novembre sur le terrain risquait de couper
les groupes armés de la population. Du reste, les stratèges de la guerre
coloniale ne tarderont pas à exploiter ce vide politique. Quand le gouverneur
général Soustelle - jusqu'au-boutiste de l'Algérie française - prendra la mesure
de remettre en liberté quelques dirigeants politiques algériens qui avaient été
arrêtés, au lendemain de la Toussaint, son intention stratégique était
d'engager les nationalistes modérés à remplir le vide politique afin de
retarder ou de prévenir la généralisation de la dissidence armée.
- Q.O.: Apparemment, il a été pris de
court par Abane Ramdane !
- H.A.A.: Tout à fait. Dès
son retour au pays, Abane Ramdane, qui venait de purger des années de prison
dans le nord de la France, prit contact avec Ouamrane en Kabylie (Ndlr:
responsable de la willaya 4, il se réfugia dans la willaya 3 après avoir dirigé
des attaques armées dans la région de Blida pour s'informer).
Ayant longtemps assumé des
responsabilités, d'abord au sein de l'organisation clandestine du PPA, et
ensuite à la tête de l'OS pour la région de Sétif, Ramdane était un véritable
animal politique et un organisateur expérimenté. Il n'avait pas besoin de son
intuition de mathématicien pour, en premier lieu, identifier le sens du
problème prioritaire et urgent: l'absence de vision et de stratégie politiques,
et, en deuxième lieu, pour mettre en place les structures cohérentes destinées
à soutenir la dynamique populaire. Sans perdre de temps, il se rendit alors au
domicile de Rebbah Lakhdar, à Belcourt (Sidi M'hammed). Qui ne connaissait ce
personnage hors du commun ? Certes, il était militant chevronné du PPA, mais il
était respecté et aimé, y compris par les adversaires politiques, et ce n'est
pas peu dire. Car, il avait cet art naturel d'un entregent exceptionnel, fait
de gentillesse, d'ouverture d'esprit et d'une serviabilité doublée d'humilité.
Petit commerçant dynamique, il connaissait l'ensemble de la classe politique
algérienne ainsi que les personnalités religieuses et du monde des affaires.
(Cet homme avait toujours refusé d'assumer des responsabilités publiques. Sauf
une fois: contraint et forcé par ses dirigeants, il se porta candidat aux
élections à l'Assemblée algérienne d'avril 1948, à Sour El-Ghozlane, sa
circonscription d'origine. Son tort fut d'être l'enfant du pays idolâtré,
puisque c'est là que le coup de force électoral, sous le règne de Naegelen,
prit une tournure dramatique avec des «électeurs assassinés à Aumale» et
Deschmya. Et ainsi un béni-oui-oui d'une crasse politique fut proclamé
représentant du peuple).
Abane ne pouvait donc pas trouver un
intermédiaire plus crédible. De but en blanc, il s'adressa en ces termes à
Rebbah: » Je veux rencontrer toutes les personnalités qui comptent dans notre
société». Pendant des semaines, il squatta l'appartement pour y recevoir ses
nombreux interlocuteurs: dirigeants centralistes du PPA-MTLD, de l'UDMA, du
PCA, des Oulémas, Aïssat Idir, le futur chef de l'UGTA, Moufdi Zakaria,
l'éternel poète symbole d'un Mzab fidèle à lui-même et à l'Algérie, qui sera
l'auteur de l'hymne national de notre pays. Sans compter quelques figures de la
bourgeoisie en formation pour l'aide financière, nerf de la guerre. L'impact de
ces contacts est immense dans la perspective de la mobilisation de toutes les
catégories sociales. Au niveau politique et à la suite de multiples rencontres,
Ramdane réussit à arracher aux délégués attitrés qu'ils procèdent à la
dissolution de leurs formations politiques respectives et qu'à titre
individuel, leurs militants s'intègrent dans le processus de création du FLN en
vue de soutenir l'ALN dans tous les domaines. Les dirigeants principaux de
l'Association des Oulémas se rallieront aussi à cette perspective de
rassemblement national. Il restait à transformer l'essai, c'est-à-dire à
organiser le Congrès constitutif du FLN.
C'était une véritable gageure. OU, QUAND
et COMMENT. Mission quasi impossible ? Où se réunir en pleine guerre, mais dans
des conditions de sécurité absolues ? Quand se réunir et dans l'urgence
absolue, l'hystérie des répressions coloniales risquant d'étouffer et de
réduire les foyers de résistance armée, et comment acheminer les délégués et
surtout les états-majors des willayas, étant donné le redoutable quadrillage du
territoire par les forces et les opérations de guerre ?
Force est de constater que ce
quasi-miracle s'est réalisé. Grâce à la réflexion et au savoir-faire du tandem
Ben M'hidi Larbi-Abane Ramdane, aux officiers de l'ALN, à celles et ceux qui
ont participé aux commissions préparatoires des assises de cet événement, et
aussi à ce mur de vigilance patriotique des villageois qui étaient mobilisés
par le sens de l'honneur, sans même savoir la nature de l'événement attendu. En
ce qui concerne les résultats des travaux, je vous renvoie aux textes publiés
par nos historiens honnêtes. En résumé, pour la première fois, le FLN se donne
une plate-forme politique; on peut en discuter les lacunes et les
insuffisances.Mais, une première également, les structures de l'ALN et du FLN
ont été précisées.
Les professions de foi ne sont pas
définies seulement par des idéaux mais par la stratégie de mise en application.
En effet, juger comme si les moyens ne sont pas partie intégrante d'un
programme relève de l'ignorance délibérée ou de la dissimulation. Ce qui
explique que le principe de la primauté du politique sur le militaire avait une
portée et garde, jusqu'à nos jours, une validité incontestable.
- Q.O.: Des historiques se sont opposés au
congrès de la Soummam ?
- H.A.A.: Quelques
historiques se sont effectivement opposés au congrès de la Soummam. Un congrès
antagoniste avait même été prévu, soutenu par Nasser et Bourguiba, qui avait
notamment mis la «Garde nationale» à la disposition des tenants de la
contestation. Une crise extrêmement plus grave que celle qui avait opposé
Centralistes et Messalistes par congrès rivaux interposés. Imaginez les
engrenages de tueries opposant des hommes, voire des régions ou des wilayas en
armes: c'était la guerre fratricide se substituant à la guerre de libération.
J'étais le seul à la prison de la Santé à reconnaître les décisions du congrès
de la Soummam. Pour toutes les raisons indiquées, et surtout en raison du
consensus national qui y fut esquissé et qui pouvait servir de support
international à la constitution d'un gouvernement provisoire.
J'avais transmis au CCE - la nouvelle
direction élue par le Congrès -, par l'intermédiaire du sénateur Ahmed
Boumendjel, notre avocat, un message écrit dans lequel je soulignais
l'absurdité d'un conflit de souveraineté, alors que le pouvoir colonial
continuait à en être le vrai détenteur au regard de la communauté
internationale. Et que je tenais à leur disposition un rapport concernant la
constitution urgente d'un gouvernement provisoire. Une initiative qui, non
seulement pouvait transcender les blocages résultant des luttes de clans et de
personnes, mais qui devait principalement créer la dynamique diplomatique et
médiatique indispensable à une solution négociée avec la puissance coloniale.
Quant aux prolongements sur la situation actuelle, que dire sinon que l'Algérie
n'en serait pas là, exsangue et dévastée, si Abane n'avait pas été assassiné
par les siens et si Ben M'hidi n'avait pas été exécuté par les autres. En
d'autres termes, si le principe du primat du politique sur le militaire avait
été respecté.
- Q.O.: Le congrès de la Soummam donne
lieu à des lectures idéologiques contradictoires...
- H.A.A.: Aucune autre
lecture idéologique ou partisane ne pouvait être faite de ce congrès. La
plate-forme de la Soummam a été, je le répète, le premier pacte politique
contractuel, donc fondé sur le respect du pluralisme et non pas sur un
consensus populiste. Sauf qu'on n'empêchera pas les racontars d'aujourd'hui – à
l'exemple des racontars d'hier - de tenter d'asservir l'histoire à des fins de
légitimation et de propagande.
- Q.O.: Vous avez connu Abane
Ramdane. Pouvez-vous nous parler de l'individu, de l'homme qu'il fut ?
- H.A.A.: J'ai connu Ramdane
au cours de cet été 1945, le plus chaud et le plus surréaliste. Il venait de
Châteaudun - Chelghoum Laïd - où il travaillait comme secrétaire dans
l'administration. Il était profondément marqué, malgré sa froideur apparente,
par les répressions et la chasse à «l'arabe» qu'il avait vécues de très
près.
Je préfère vous parler de l'homme avant de
vous donner quelques repères sur son itinéraire. Quelques semaines avant de
passer l'examen du baccalauréat 2ème partie au lycée de Blida, il avait
sollicité de l'administration d'être dispensé des heures de gymnastique pour
mieux se préparer aux examens, car, en plus au lieu de choisir entre le bac
philo et le bac mathématiques, il tenait à se présenter aux deux examens. La
dispense lui ayant été refusée, il se mit en colère et alla se briser le bras
contre un rempart de fer ou de marbre. Ce qui ne l'empêcha pas de bouder les
exercices physiques pour mieux se préparer et réussir brillamment le double
examen.
Autre anecdote sans commentaire :
arrêté par la PRG, alors qu'il était le responsable de l'OS dans la région de
Sétif, il n'avait pas fait le moindre aveu malgré toutes les formes de torture
utilisées pour le faire parler. Combien de fois il fut transféré d'une prison à
une autre, à force de faire des grèves de la faim ou d'inciter les droits
communs à l'agitation ou à la violence. Pour se débarrasser de Abane, les
services pénitenciers d'Algérie durent l'envoyer en relégation dans le nord de
la France.
Quel tempérament ! Son identité, c'est ce
qu'il a fait de lui-même dans les pires épreuves. Ceci dit, qui n'a pas de
défaut ? Il était autoritaire et jacobin. Son franc-parler le desservait
terriblement. Par contre, il savait aussi écouter et exécuter les décisions
prises démocratiquement.
- Q.O.: Quels commentaires vous inspire
notre rapport à l'histoire ?
- H.A.A.: Pour les Algériens
informés, le 20 Août 1956 est inséparable du 1er Novembre 54. Et
par-dessus les déclarations officielles, par-dessus les rituels aussi insipides
qu'hypocrites, ces deux dates de notre passé suscitent chaque année un
engouement de plus en plus réconfortant au sein de notre jeunesse et de ses
élites locales et régionales. Et cela, en dépit du délabrement planifié de la
mémoire historique et peut-être à cause de ce délabrement. Chez ces exclus,
cette avidité naturelle ressemble fort à une volonté de réintégration et d'enracinement
profond dans le présent et l'avenir de leur nation. Ce ne sont pas les retours
en arrière, à la recherche nostalgique de faits glorieux, qui les intéressent.
Ils attendent de l'histoire, en tant que discipline, qu'elle leur livre des
leçons et des enseignements. Leur rêve est de participer pleinement et
efficacement à l'histoire comme dynamique populaire qui se construit dans les
luttes quotidiennes pour une vie de liberté, de dignité et de justice pour tous
et toutes.
Propos Recueillis par : K. Selim, Le
Quotidien d'Oran, le 10.11.2002.
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