mardi 15 juillet 2008

Existence subsidiaire

Après des années d'absence, Khedija est là, souriante, heureuse de retrouver le pays, les amis, surprise aussi de redécouvrir combien tout est difficile à Alger : des déplacements usants, des rendez-vous ratés, des gens grognons ou franchement désagréables. Le « normal » algérien qu'elle connaissait déjà et que nous ne remarquons même plus. On est un peu étonné de sa surprise. On lui dit, un peu coupable, que rien n'a vraiment changé. Et pourtant, les choses ont changé. Pas en bien, mais on ne s'en rend pas compte. On est comme la grenouille mise dans une marmite pleine d'eau que l'on chauffe doucement. Elle ne se rend pas compte qu'elle est en train de bouillir. Il faut, parfois, ce regard qui revient de plusieurs années d'absence pour saisir notre immersion inconsciente dans un chaos plein de bruits, de fureur et de violence prête à éclater à tout moment. Il faut ce regard de loin pour se rendre compte que l'on passe, en haussant presque les épaules, sur des scènes de folie accomplies par des gens en apparence sains d'esprit… Peut-être fait-on exprès vœux de cécité pour ne pas percevoir le chaos ambiant, pour croire que les choses vont déjà un peu mieux et que l'on va vers le meilleur ? Mais comment échapper à un regard qui apprécie à partir d'une norme raisonnable, le « normal » national ? C'est un petit choc qui vous fait prendre conscience de votre état de batracien, béat, presque heureux, en train de se faire bouillir dans une eau qu'elle pense toujours fraîche. Tout va bien ? Les choses roulent, le pétrole est au beau fixe, l'argent est dans les caisses, des gens partent encore - qui s'en soucie ?- et d'autres, beaucoup d'autres, baignent dans une dépression douce. Allons donc, rien n'a changé, chère amie, les choses sont juste plus difficiles, les gens plus hargneux, la quête du dinar plus âpre …
Et puis réfléchir est si douloureux, prendre de la distance si difficile. On fait donc comme les autres, on roule, jusqu'à ce qu'une amie ou un ami revient de lieux où les choses sont à peu près vraiment normales… On marque un temps d'arrêt, on se gratte la tête… C'est perturbant…
Ensuite, comme les choses doivent quand même se faire malgré notre « normal », on les fait… Normal, n'est-ce pas ? Khedidja sait pourtant que ce n'est pas le cas. Elle me montre sa carte d'identité délivrée par un consulat algérien aux States où elle se trouve avec son mari. Ils sont tous deux universitaires, tous deux travaillent. Et pourtant sa carte à elle porte la mention « subsidiaire ». Elle n'a donc pas d'existence, elle n'est qu'un appendice. Elle ne serait, administrativement parlant, qu'une existence collatérale à celle de son conjoint. Notre administration connaît donc ses classiques, Eve est sortie de la cote d'Adam, donc…Normal… On respecte les écritures, nous ! Khedidja est repartie. On se gratte la tête encore une fois. Puis on se demande quelle mention donne notre Administration aux femmes célibataires qui vivent à l'étranger ? De qui diable seraient-elles les résidentes subsidiaires ? A sa prochaine visite, Khedidja, me le dira peut-être ?
Ahmed Selmane

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