mercredi 1 juillet 2020

Mohamed Boudiaf, une possibilité assassinée d’humanisation du pouvoir


Mohamed Boudiaf, le 16 janvier 1992

Le 16 janvier 1992, Boudiaf atterrit à l’aéroport d’Alger. Les “décideurs” (comme il les nommera) les décideurs du moment sont là. Khaled Nezzar, l’homme fort, ministre de la défense, aujourd’hui en fuite à l’étranger, Sid Ahmed Ghozali, chef du gouvernement, qui dira, plus tard, nous sommes les “harkis du système” et bien d’autres que nous avons trop vu. 

Ce sont ces hommes, qui venaient d’être sanctionnés par les urnes par une partie des Algériens, qu’ils soient décideurs ou exécutants, qui accueillent Mohamed Boudiaf, l’homme de novembre 1954. 
Le 16 janvier, c’était un jeudi, le jour où l’équipe qui confectionnait le formidable et éphémère Jeudi d’Algérie, prenait possession du Quotidien d’Algérie.  Ce jour-là, on pouvait lire, un entretien réalisé par Mustapha Chelfi, le 4 janvier 1992, avec Mohamed Boudiaf. L’homme vivait tranquillement à Kénitra, au Maroc, et s’occupait de la gestion de sa petite briquetterie. 

Ce 16 janvier 1992, je regarde l’arrivée de Boudiaf à l’aéroport et je n’arrête pas de penser à l’entretien réalisé par Mustapha Chelfi. J’ai le vertige. Cet entretien est un morceau d’histoire, une sorte de prélude tragique à ce qui allait arriver à l’homme et au pays. Mohamed Boudiaf y dit les choses sans détour: il était contre l’arrêt des élections législatives, il pensait que ce serait pire que de poursuivre le processus électoral et son argumentaire était implacable. Or, voilà que défiant sa propre analyse, Boudiaf arrive à Alger et fait son premier discours télévisé où il dit “tendre la main à tous”. 

Une question me tarabuste: pourquoi Mohamed Boudiaf a-t-il accepté d’aller contre sa propre analyse de la situation? Pourquoi s’embarquait-il dans cette galère alors qu’il était évident pour beaucoup d’Algériens que ceux qui avaient fait appel à lui n’entendaient certainement pas lui donner carte blanche, et encore moins lui permettre de bousculer l’ordre établi? 

Pour écouter l'émission de Radio Corona sur Mohamed Boudiaf, cliquez ici


Certains avancent l’idée que Boudiaf en acceptant de répondre à l’appel de l’armée prenait une revanche sur l’histoire. L’idée ne me paraît pas convaincante. Boudiaf et ses compagnons étaient déjà dans l’histoire en novembre 54. Ils ont surement dû ressentir de l’amertume à voir les grandes idées de la révolution trahies, mais ces hommes n’étaient pas des politicards, des arrivistes et encore moins  des revanchards. 

Il y a bien sûr l’explication connue, celle des pressions amicales des amis, dont Ali Haroun ou feu Aboubakr Belkaïd. Lui qui était loin des réalités quotidiennes du pays a dû être sensible à la présentation faite par les émissaires du pouvoir des risques majeurs et des dangers, au demeurant bien réels, encourus par le pays. 

L’homme d’action, le patriote, le révolutionnaire a dû estimer que le sens des responsabilités lui imposait d’aller contre sa propre analyse de la situation. Il accepte de prendre la présidence du Haut Comité d’Etat, alors que l’engrenage de la décennie noire est déjà en place. 

Je pense que le fondateur du FLN ne pouvait pas avoir comme seule ambition d’empêcher le FIS d’accéder au pouvoir, et que cet homme, qui avait été emprisonné et traqué par le régime mis en place après l’indépendance et qui avait mené le pays à l’impasse, ne pouvait être celui qui accepte de sortir de son exil de 30 ans pour sauver ce même régime. 

Sept mois plus tard, je faisais partie d’un groupe de journalistes conviés à l’ENTV pour voir les aveux de Boumaarafi. Nous étions en quelque sorte des cobayes, nos réactions devaient décider, si cela valait la peine de diffuser ces aveux.. J’ai fait dans le quotidien d’Algérie un verbatim des propos de Boumaarafi. Ce sont d’étranges aveux, très différents de ceux qu’on verra par la suite durant cette affreuse décennie. Ce n’était pas à proprement parler un interrogatoire. Celui qui posait les questions semblait discuter avec un camarade. A un moment, Boumaarafi avouait calmement: “tahatli okazion qtaltou normal”. C’était dit d’un ton badin. Insupportable. 

Au plan officiel et au plan judiciaire, l’affaire est classée: acte isolé. Dans le pays, peu de gens y croyaient. Aujourd’hui, encore moins y croient. Pour ma part, j’ai profondément détesté ce quart d’heure de célébrité de Lembarek Boumaarafi. Son acte, qu’il soit ou non “isolé”, fermait une possibilité vertueuse, une réelle possibilité de sortie de l’impasse. Il mettait fin brutalement à la partie, difficile et à la victoire incertaine, que Mohamed Boudiaf avait engagée vis à vis du régime. Car sa seule présence était perturbante. Le régime ne pouvait lui opposer l’histoire, Boudiaf est, sans l’ombre d’un doute, même si on a tenté de l’effacer des mémoires, l’homme du premier novembre. 

En moins de six mois, sans équipe à proprement parler, sans un gouvernement qu’il aurait choisi, sans réseaux, il était impossible à Boudiaf de réussir le combat qu’il était déterminé à mener pour l’Algérie et contre le régime. Son projet de création d’un vaste rassemblement patriotique (RPN) qui devait évoluer en base politique et électorale de son pouvoir a été tué dans l’oeuf, sa lutte contre la corruption a été empêchée d’aller au-delà de quelques premières actions. 

Six mois, c’est court. Et quand on est président, dans un régime fermé, on est un peu prisonnier des informations que les appareils de ce régime fournissent. Mais Boudiaf avait clairement les capacités de sortir de cet enfermement, d’aller à la rencontre du pays. Il aurait pu entreprendre la révolution que les Algériens attendent toujours. Une révolution qui n’est pas une classique opération de prise de pouvoir, mais une entreprise d’humanisation du pouvoir. L’humaniser veut dire le rendre responsable, lui imposer de rendre des comptes aux citoyens, de se soumettre à la loi.. Son assassinat a tué cette possibilité vertueuse. 

Feu Abou bakr Belkaid, disait que le FIS était une mauvaise réponse à une question juste. Depuis son assassinat, la bonne réponse n’est toujours pas venue, la corruption et la hogra se sont accentués. Cette bonne réponse est sûrement dans le Hirak du 22 février 2019 dont Boudiaf, l’homme de novembre, est l’une des inspirations les plus profondes.

 Allah Yerham achahid Mohamed Boudiaf 

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