jeudi 9 juillet 2020

"Un seul héros le peuple": Notre résistance à l’effacement de l’histoire

Alger, le 22 février 2019 - Ph Khaled Drareni


Le 5 juillet 2019, c’était un vendredi, le 20ème vendredi du Hirak. C’était un cinq juillet exceptionnel, majestueux, vivant, dynamique, festif. Jusque-là, les journées du 5 juillet étaient largement une routine avec des visites officielles protocolaires dans les cimetières ou les monuments aux morts. Et ces dernières années, on y a adjoint le rituel du abdel-cadre qui s’est insinué partout. Et qui bien entendu nous indignait profondément sans que les yeux et les oreilles du pouvoir ne le voient ou l’entendent. Et puis Bouteflika, lui-même, quand il n’avait pas de visiteurs étrangers de passage pour prouver qu’il existait et qu’il avait de “l'alacrité” à revendre, était transporté, sanglé dans un fauteuil roulant, pour un dépôt de gerbes de fleurs au carré des martyrs à El Alia. Illustration saisissante d’un régime immobile qui aseptise et humilie l’histoire en la séparant des gens et de la vie.

Ce 5 juillet 2019 était différent, le slogan “un seul héros le peuple” est réapparu pour la première fois depuis 62. Et pour la première fois, il m’a paru clair et sans équivoque.  Libéré de la novlangue du régime qui s’est évertué à vider l’histoire de sa chair, de sa vitalité et de son sens.

George Orwell, l’auteur de 1984, met en scène un personnage qui travaille au ministère de la Vérité dont le rôle consiste à rectifier l’histoire au gré des évènements, à faire disparaître des archives des journaux des personnages en disgrâce, à effacer les faits du passé jugés préjudiciables au pouvoir et à créer des personnages fictifs.

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Même si elle n’a pas l’efficacité redoutable de Big Brother de 1984, cette entreprise algérienne d’aseptisation et d’occultation de l’histoire a bien existé et elle a eu de l'effet.. Cela a commencé avec ce  slogan d’un “seul héros le peuple”, lancé par les adversaires du GPRA durant l’été 1962, et qui a longtemps servi à oblitérer l'histoire, à la réduire à une succession de dates et de mouvements sans responsables ni héros, une histoire abstraite sans les hommes et les femmes qui l’ont faite.

Cette l'oblitération de l'histoire commence d'ailleurs avec la date même de l'indépendance. En réalité, l'indépendance a eu lieu le 3 juillet, et non le 5. C'est une décision d'Ahmed Ben Bella qui a imposé la date du 5 juillet, zaama pour effacer le 5 juillet 1830, date de la capitulation. Et pourtant, l'histoire, c'est l'histoire. On ne l’efface pas par ukase.

Ce slogan d'un seul héros le peuple a servi à une entreprise d'effacement systématique des acteurs et du travail politique militant considérable qu'ils ont mené pour l'indépendance. On évoquait mardi dernier le retour de Boudiaf en 1992, mais on aurait pu aussi souligner que pour de nombreux jeunes, et moins jeunes, c'était un parfait inconnu…

Ce qui a empêché les adeptes de la novlangue algérienne de réussir totalement l'entreprise d'effacement est que la transmission familiale de l'histoire a fonctionné… Sans compter les livres, peu nombreux durant les premières décennies de l'indépendance, qui arrivaient à entrer dans le pays.  La quadrilogie d'Yves Courrière, Les fils de la Toussaint,  s'échangeait sous le manteau, comme si on menait une action subversive. C’'est là qu'on apprenait à connaître des noms effacés, des faits occultés et des cadavres dans les placards. Ensuite, il y a eu le livre de Mohammed Harbi, « Le FLN, mirage et réalité ». Je me souviens quand j’ai eu entre les mains, les Mémoires d’un combattant de Hocine Aït Ahmed, paru en 1982, combien j’ai été fasciné par la grandeur et l’abnégation de militants que nous ne connaissions pas. Plus tard, j’ai traduit ce livre vers l’arabe avec Zineb Kobbi et j’ai ressenti le même enchantement.

Entre la transmission familiale et les livres qui s’échangeaient plus ou moins clandestinement, on découvrait, contre la haine de soi qui était distillée, à quel point nous pouvions être fiers de notre histoire. Avec le hirak, nous découvrions avec bonheur que notre mémoire n’a pas été effacée, même si des confusions persistent. C’est ce qui fait que le “un seul héros le peuple” en 2019 n’avait pas pour objectif l’oblitération de l’histoire mais son affirmation. Les Algériens portaient les portraits de leurs héros, ils étaient heureux d’avoir dans leur compagnie des héros vivants, comme Djamila Bouhired ou le Commandant Lakhdar Bouregaa. 

Cette histoire dont ils parlent n’est pas momifiée, ni neutralisée, c’est un présent, d’une richesse insondée, qui s’accumule. C'est un rappel aux fondamentaux pour dire que  la finalité d’un siècle de combat ne se limitait pas à l’établissement d'un Etat algérien avec un drapeau et des frontières. Sa finalité, toujours à conquérir, est la liberté des Algériennes et des Algériens dans un Etat libre et indépendant. Si l’Algérie est indépendante, les Algériennes et les Algériens ont toujours la liberté à conquérir et une démocratie, non factice, à établir. Ils ont l’histoire pour eux.

Al Majd oua lkhouloud à nos martyrs ! Honneur à nos héros.

Chronique Radio Corona - Vendredi 3 juillet 2020

1 commentaire:

Unknown a dit…

Merci d'avoir expliqué cette entreprise d'occultation des noms des hommes et des femmes qui ont été acteurs de la révolution algérienne; en effet derrière ce slogan 'un seul héros, le peuple' il y a cette stratégie d'effacement qui nous a amputé de modèles...afin d'installer l'acceptation fataliste de ceux qui se sont autoproclamés héritiers du FLN historique...Les gens, hommes, femmes, enfants,ts se sont réapropriés l'espace public...Enfin!!