Ahmed Selmane
Mardi 17 Avril 2012
Les algériens ne l’ignorent pas : en cinquante ans des choses ont été réalisées. Elles l’auraient été bien plus efficacement hors des logiques autoritaires qui ont prévalu. Le gâchis est, difficilement réparable. Mais le plus grand préjudice causé par le régime consiste bien dans cette atteinte insidieuse au désir du vivre libre et en commun qui a animé des générations de militants algériens. Il est dans ce rétrécissement vertigineux de l’idée de Nation et à la prévalence endémique de la pulsion de quartier.
A Saïda, des jeunes ont attaqué avec une incroyable violence les
joueurs de l’USMA qu’ils ont pris pour des ennemis venus d’une autre
planète. Que le coup soit « prémédité » ou « improvisé » revêt peut-être
une importance au niveau judiciaire mais cela ne change rien au fond.
Que des jeunes puissent être remontés comme une vulgaire mécanique pour
se transformer en assassins potentiels – heureusement qu’il n’y a pas eu
mort d’homme – est aussi grave que s’ils l’avaient décidé par
eux-mêmes, de leur propre initiative. Ces jeunes de Saïda n’ont pas vu
dans les joueurs de « l’autre » des algériens comme eux, des humains
comme eux. Ils ont vu des ennemis. Tout simplement. L’affaire de Saïda a
été, tant mieux, fortement médiatisée mais elle n’est pas un coup de
tonnerre dans un ciel algérien serein. Il faut être aveugle pour ne pas
constater que des matchs de supporters-guerriers se déroulent
régulièrement en marge, avant, durant et après les matchs officiels.
Certains commentateurs locaux – ils en sont revenus – ont cru trouver
dans les tumultueuses péripéties de l’équipe nationale de football, dans
ses bras de fer avec celle de l’Egypte une sorte de résurgence d’un
« moi national ». Nourri de fierté et d’honneur, de « izza » et de
« karama ». En oubliant, qu’un conglomérat de « nationalistes de
quartier » ou de « patriotes du football » transporté par pont aérien ne
fabrique par un « moi national ». Cela permet une exhibition de muscles
et de fabriquer une communion passagère aux dépends de l’ennemi du
moment, celui d’un autre quartier, un peu plus lointain, celui de
la grande « houma » d’Egypte. Car après cinquante ans d’irréflexion, de
tutelle fondée sur le pouvoir brut et non sur l’exemplarité, « l’esprit
de quartier », a très largement supplanté celui de la nation ou de la
patrie.
Une combinaison d’énergie et de régression
A Saïda, nous avons eu, en format moins dramatique, une réédition
de la tuerie menée en Egypte par les supporters du club de Port Saïd
contre celui du Caire. En Algérie, chaque match de football (http://www.lanation.info/Petite-chronique-nationale-d-une-emeute-locale-annoncee_a90.html
) comporte un potentiel de guerre de quartier. Une combinaison
d’énergie et de régression inféconde du plus large vers le plus réduit,
du plus grand vers le plus petit : le quartier. Et parfois vers l’encore
plus petit que le quartier, le groupe d’immeubles ou la ruelle. Les
plus âgés expriment une révulsion sans nuance ; ces jeunes dont la
violence s’exprime avec une vulgarité inouïe sont bien leurs enfants.
Mais ils leur échappent. Les anciens se rassurent comme ils peuvent en
déclarant que tous les jeunes ne sont pas dans ce trip violent et
destructeur. Mais ils s’étonnent de découvrir parmi ces « boys in the
hool », des garçons bien sur tout rapport, qui étudient bien, aiment
beaucoup leurs mamans et respectent leurs paternels… Mais qui - hors de
ce cocon familial qui résiste tant bien que mal - baignent dans un
espace public peu pacifique. Il faut bien chercher dans ces
comportements une explication qui va au-delà de la défaillance
familiale. A quelque chose de plus fondamental, celui d’une violence
systémique qui s’exerce avec plus ou moins d’intensité de haut en bas.
Cela façonne insidieusement les esprits – il faut écraser les autres
pour pouvoir être ! – sans susciter l’adhésion. Celle-ci est toujours
conjoncturelle, liée au rapport de force. Même au sein du pouvoir, il
faut s’appuyer sur le clan et la région pour pouvoir exister et peser.
Pas sur la nation, mot qui vient dans toutes les bouches mais que l’on
s’est évertué avec une constance remarquable à prohiber, à museler dans
toutes ses expressions créatrices. Car, il n’est pas utile de le
rappeler à ceux qui aiment se prévaloir de l’histoire pour justifier
leur pouvoir, la nation n’est pas une notion éternelle mais historique.
La nation est une construction… périssable sous arbitraire
C’est une construction qu’un Etat permet d’enraciner (ou non) dans
le temps suivant ses capacités (ou ses incapacités) d’intégrer. Une
identité nationale, une nation n’existent pas de toute éternité, elles
se construisent continuellement. Le sentiment d’appartenance est
entretenu et intériorisé à travers une implication et une représentation
des citoyens et non par des moyens de coercition. Les tenants du régime
algérien peuvent faire valoir qu’il y a eu beaucoup d’efforts, que
l’école algérienne n’a pas produit que de la médiocrité, que des
réalisations ont été enregistrées, que l’espérance de vie s’est
considérablement améliorée par rapport à ce qu’elle était sous le
colonialisme. C’est indéniable. Mais il y a eu tant de gabegie… Mais ce
qui a été déconstruit est beaucoup plus important. C’est cette
déconstruction qui fait reculer le pays d’un combat national et
maghrébin mené par les différents courants du mouvement national vers
l’infiniment petit, vers la houma, ce quartier du repli et de la perte
de sens. Ou vers la « oumma » religieuse. Ou encore vers un discours
révisionniste qui fleurit ouvertement et qui ne trouve aucune gêne à
rêver des troupes de l’Otan dans les rues d’Alger par détestation du
régime. Ils n’ont certes aucune circonstances atténuantes ceux qui ayant
appris à lire – et à écrire – se font les chantres décomplexés d’une
« libération » par les soldats de l’Empire et de ses vassaux. Mais le
pire est dans un régime qui a dilapidé un capital de valeurs durement
accumulé par des générations de militants de la cause nationale, un
régime qui a entravé l’élan d’une société aspirant au progrès. Une
société qui rêvait d’un Etat – elle en reste encore orpheline – et
découvre qu’on la rapetisse à l’apparence grimaçante d’une juxtaposition
de quartiers en guerre les uns contre les autres, sabres au clair et
rien dans la tête. Si l’idée de nation tient encore, on ne la doit qu’à
la mémoire, non instrumentalisée, que les algériens ont gardé de tout
cet effort accompli par des hommes et des femmes pour résister et
construire. Et s’ils veillent à transmettre malgré une conjuration de
négationnisme qui sourde du régime et de ses dérivés, c’est pour
préserver contre une formidable adversité quelque chose de précieux, né
d’un combat multiforme. Une aspiration à la dignité et au « vivre en
commun » que cinquante ans d’irréflexion autoritaire ont sérieusement
abimés. Et qu’il s’agit de faire revivre dans les libertés contre
l’entreprise insidieuse de déconstruction nationale.
http://www.lanation.info/Cinquante-ans-d-irreflexion-degats-et-consequences_a912.html
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