samedi 20 juin 2020

Leveilley, Ben Bella, Boum-Boum: l’histoire vue d’en bas

La cité Boumaza, inaugurée en 1963 par Ben Bella devait être provisoire (Ph Facebook)


En 1962, j’avais cinq ans et Ben Bella était au pouvoir. Les jeunes dehors chantaient “dawlat al moudjahidine”. De la période d’avant, il me reste quelques images fugaces mais marquantes. Des soldats français en armes qui rentrent à la maison,  font les gentils et  nous donnent des bonbons que nous refusions avec véhémence. C’était un interdit quasi-religieux, pas de fraternisation. Mon frère et un cousin ont cédé un jour à la tentation d’un chocolat. Je m’attendais à ce que la  cravache-martinet accrochée au mur comme un avertissement permanent se chargerait de laver cette trahison. En fait, ils ont eu droit un autre type de torture. Mon oncle amena un carton de 200 gaufrettes et leur ordonna de le manger en entier. Au début, cela leur a paru rigolo, à la 20ème gaufrette ils ne riaient plus, à la 25 ils pleuraient, vomissaient, ils regrettaient probablement  la cravache. Une vénérable tante mis fin à cette torture sucrée et leur sauva la mise.

En 1963, j’avais six ans et Ben Bella est venu dans notre quartier, Leveilley, qui deviendra maqaria ou magharia, la dénomination, je ne sais pas pourquoi, reste indécise à ce jour. Leveilley, se trouve à la périphérie d’Hussein-Dey, quartier du célèbre Benadouda, l’homme-providence, qui nous héberge “fel-live” .

Ben Bella est venu dans notre houma inaugurer ce qui deviendra la cité Boumaza. C’était peut-être le printemps, en tout cas il faisait beau. La cité Boumaza a servi à recaser des habitants de baraques qui avaient été emportées par la crue de Oued-Ouchaïch. Car, il a beau être “chaïah”, sec, il arrive que l’oued renaît. Outre, les habitants des baraques, on a logé également des veuves de chahid.

Boumaaza a donc été érigée entre Leveiley et Oued-Ouchaïach, à une centaine de mètres du Mexique, une favela époustouflante. L’administration coloniale avec un humour nul l’a affublé du nom de Jolie vue.

Boumaza inaugurée par Ahmed Ben Bella était censée être une cité de recasement provisoire, deux ans au plus. Elle est toujours là, en 2020. Surpeuplée avec plusieurs générations entassées et qui ont essaimé aux abords dans des extensions anarchiques puis dans la construction de baraques.

L’image contient peut-être : texte
Chronique Radio Corona n°29



Lors de l’inauguration en 1963, les gens se marchaient dessus et couraient dans tous les sens pour voir le zaïm. Un jeune du quartier a connu la gloire pendant quelques jours car on l’a vu, le lendemain, dans le journal à côté de Ben Bella avec ses joues bien remplies de bébé cadum et son sourire très large.

Je n’ai pas vu Ben Bella, je n’ai pas couru, mais j’ai ressenti, comme tous le monde, ce passage  fugace de l’autorité à un moment de grande innocence patriotique.  Une année plus tard, en 1964 je crois, le quartier l’a ressenti d’une toute autre manière. Dans l’espace occupé aujourd’hui par la Grande Mosquée de Leveilley, la JFLN, jeunesse du FLN, avait établi ses quartiers. Ces jeunes devaient avoir dans les 18 à 24 ans et, dans nos yeux d’enfants, ils paraissaient des hommes murs qui plus est investis d’une grande autorité.

Or, un jour l’un de ces grands dadais de la JFLN a perdu sa montre et il a décidé que deux jeunes du quartier l’avaient volé. Il les passa à la question. Ils ont eu la totale : pendaison par les pieds, coup de ceintures… Ils ont failli y rester. Ils ont été emmenés à l’hôpital où ils durent rester plusieurs jours.

Dans le quartier, les gens parlaient doucement de l’affaire. En murmurant presque. Je pense qu’il y  avait beaucoup de colère et déjà un «wache neqadrou ndirou » (que pouvons-nous faire?) L’affaire en resta là. Pour de bon.  Les grands dadais de la JFLN disparurent de notre horizon. Sans doute ont-ils eu une « carrière » dans d’autres lieux.

Aujourd’hui, a posteriori, je me dis que cette affaire «banale» de torture, de «dépassements» comme on continue de le dire aujourd’hui, avait plus de signification au plan de l’histoire que le premier et ultime passage d’un président de la république dans notre zone.

D’ailleurs le putsch du 19 juin 1965 ne suscita aucun émoi particulier dans le quartier. On s’occupait de nos affaires, nos parents trimaient. Ils voulaient qu’on s’instruise. Ils sentaient confusément que c’était l’unique planche de salut pour nous.  Et nous avons étudié avec des fortunes très inégales. Ceux de ma génération qui sont arrivés à la faculté sont peu nombreux. Et, jusqu’à aujourd’hui, alors que le savoir s’est considérablement dévalorisé au profit du «beznesse», on les regarde avec un certain respect.

Et puis vinrent les années Boumediene, une période étonnante. Rien  ne semblait se passer même si on parlait beaucoup de révolution. Beaucoup de gens du triangle Leveilley-Oued-Ouchaich-Mexique  suivaient les discours de Boumediene, plus fascinés par sa capacité à algérianiser la langue arabe, à la rendre accessible, qu’à son contenu. Mais les plus âgés haussaient déjà les épaules. Pour des raisons terre à terre et non parce quelques  cheikhs religieux téméraires osaient critiquer le socialisme impie. Certains de ces cheikhs passaient en effet dans des cercles privés et disaient tout le mal qu’ils pensaient de Boumediene. Mais ils «passaient» seulement. Ce qui deviendra par la suite l’islamisme ne commencera vraiment à “s’installer» que plus tard, ’avec l’apparition des premiers frérots, les ikhouane, les FM.

Si le discours bien rodé de Boumediene ne passait pas chez ces anciens, c’est parce qu’ils avaient assez vécu pour comprendre qu’un discours ne remplit jamais le vide. Ils voyaient que la démographie du quartier explosait alors que Boumediene, qui avait sa propre vision, ne faisait pas du logement une priorité.

C’était le début du grand entassement. Et je pense que cette impasse du logement qui a entravé tant de vies, ruiné tant de projets, aura été un des échecs le plus lourd, de ceux qui créeront la vague islamiste… El Moudja ! On en parlera un jour, un peut-être.

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