mercredi 14 mai 2008

Des siècles de bouches cousues

Des siècles de bouches cousues

C’était en 2002, un an avant que la « Civilisation » ne débarque en Irak. Il faisait très chaud à Baghdâd et nous déambulions dans la rue Al-Moutanabi, au milieu des étals de livres et d’une foule de lecteurs en goguette. La planète n’était plus bipolaire, elle était déjà nettement binaire : blanc ou noir, avec Bush ou contre lui. Pour notre ami H. qui n’aimait ni Bush, ni Saddam, le monde était devenu encore plus petit. Grâce à son entregent, nous avions pu, à la barbe des officiels, partir vers Najaf et Karballah et découvrir, des gens, simples et bons, qui se battaient contre l’adversité et qui regardaient parfois le ciel où, ils le soupçonnaient, se cachait une lourde menace.

A la veille de notre départ pour Alger, dans un café de la même rue Al Moutanabi, H m’a remis un petit livre, un vrai livre de poche de 15 cm sur 10, pratiquement fait à la main, avec une couverture jaune et un papier lui aussi déjà jauni. Il avait dit simplement : « voilà quelque chose qu’il faut lire ». Dans l’avion du retour, j’ai lu. Un nom inconnu pour moi, Abdel-Amir Jaras et des poèmes, courts et perturbants. « Je suis passé par des siècles de bouches cousues.». Les poètes ont cette capacité à trouver des raccourcis qui disent et troublent. Abdel-Amir Jaras, fils de solitude et d’amertume, n’a pas fini de me perturber.

Un de ses poèmes me hante toujours, il parle pour nous, de nos communes fragilités, intrinsèques et presque ataviques.

«Nous nous sommes réveillés une fois

Et nous n'avons pas trouvé le pays.

Il nous a été dit :

Le pays a ramassé toutes ses affaires,

Il les a rassemblées arbre par arbre,

Fleuve par fleuve,

Et il est parti au loin.

Nombreux sont les pays

Qui ne trouvent pas de lieux

Nombreux sont les pays qui songent à fuir de la carte.»

Arbre par arbre, fleuve par fleuve. Homme par homme. Depuis, j’ai appris que Abdelamir Jaras avait erré de pays en pays, dans des conditions épouvantables, avant d’arriver au Canada et de mourir bêtement dans un accident de vélo. Il avait trouvé une terre vaste, neuve, mais l’arbre était, peut-être, déjà mort en s’arrachant à sa terre si inclémente…

Comme des millions d’irakiens, mon ami H, après avoir subi trois ans de Civilisation américaine aussi absurde que criminelle, s’en est finalement allé dans un lointain ailleurs. Il a eu le temps de faire la part des choses. Il ne déteste plus autant Saddam, il exècre davantage Bush. Un autre arbre est parti. De son exil européen, il est constamment connecté, par Internet, sur son pays. J’ai quelques inquiétudes pour lui. En effet, un irakien qui utilise un clavier arabe pour parler avec les arbres qui sont restés là-bas, c’est immédiatement suspect et cela pourrait lui valoir des ennuis. Les yeux vigilants de la Civilisation pourraient ne pas comprendre son entêtante nostalgie.

C’est H encore qui m’a signalé le nom d’un autre arbre irakien. Il se nomme Hassan Juma'a Awad. Il dirige l'union des syndicats des travailleurs du pétrole en Irak et se démène, comme un beau diable, contre la « loi sur le pétrole » approuvée par le gouvernement de la Zone verte.

Cette loi que les envahisseurs veulent faire adopter, c’est l’objet de la guerre, le butin ultime. L’arbre Hassan Juma’a Awad, dont le syndicat, né sous l'occupation américaine a pris une orientation de plus en plus patriotique dans un Irak poussé aux confrontations fratricides, est un perturbateur. Pensez donc, empêcher le vrai but de la guerre s’accomplir et dépasser les faux clivages, pour qui se prend-il, ce Juma’a ? Qui est-il donc pour oser aller contre les désirs impérieux de l’Empire et la soif de pouvoir des imbéciles et des félons? Un arbre. Un arbre, fragile, qui est resté et qui essaie de parler malgré les siècles de bouches cousues. En cette veille du 1er mai, je pense à ces arbres irakiens qui sont partis et à Juma’a qui se bat contre Goliath. C’est sur, des forêts repousseront en Irak…

Ahmed Selmane


1 commentaire:

Emilie a dit…

Savez-vous où trouver ce livre?