mercredi 14 mai 2008

Saison de la migration vers n'importe où

Saison de la migration vers n'importe où

Par Ahmed Selmane

« Nous quittons la ville pour la laisser aux policiers ». Les habitants de Redeyef, en Tunisie, en colère après la mort par électrocution d'un jeune gréviste, ont failli mettre en application cette intention coupable. Beaucoup d'entre eux, excédés, ont pris leur baluchon et entrepris d'aller vers un ailleurs non identifié, vers un autre nulle part, sans trop de policiers espéraient-ils. Sagement, les membres du comité de grève qui dirigent le mouvement de contestation dans les bassins miniers de Gafsa leur ont demandé de renoncer à cette initiative migratoire. La trouvaille était géniale, inattendue, mais troublante et par trop radicale. Et peut-être plus contagieuse que la grève et l'émeute. Ne plus se battre avec des pouvoirs autistes, ne plus offrir des têtes trop dures à la matraque, ne plus entendre la voix éraillée du représentant officiel chanter la joie de vivre sous la direction éclairée du Grand Leader local, laisser la ville aux bénéficiaires de l'ordre absurde en attendant de leur laisser le pays, et partir… N' importe où. Quel programme subversif ! Les régimes s'accommodent de l'émigration clandestine - la harga - car elle est fondamentalement – mais pour combien de temps ? - un acte personnel, un mouvement solitaire même si pour des raisons pratiques on s'entasse à plusieurs dans la même douteuse embarcation. Mais ces citoyens de Redeyef sont tellement inventifs – une créativité visiblement stimulée par l'exaspération – qu'ils ont décidé de la collectiviser. Les syndicalistes qui activent dans la perspective de la satisfaction de quelques revendications élémentaires ont réagi vivement. On les comprend… Non seulement ils risquaient de voir disparaître leur base sociale mais ils pouvaient de surcroit être accusés d'incitation au vagabondage de masse ou à l'émigration clandestine. Mais la décision inaccomplie des habitants de Redeyef risque de marquer une étape inédite dans les luttes sociales au sud du monde. Face au verrouillage généralisé et à la conception très particulière de la démocratie, que reste-t-il comme moyen d'exprimer ses désaccords, par quel moyen pourrait on faire valoir ses arguments ? La violence étant un choix par définition écarté et l'option politique par essence impossible, il ne reste que la soumission à l'ordre établi et la résignation, silencieuse de préférence, sporadiquement entrecoupée d'émeutes. Les jeunes qui n'ont qu'une mémoire dubitative des actions collectives, ont, pour les plus désespérés d'entre eux, choisis de mettre les voiles par tous les moyens possibles. Chacun pour soi et vogue la galère ou plutôt la coquille de noix, le radeau amélioré ou la barcasse disjointe. On le sait, pour beaucoup l'aventure finit tragiquement dans les abysses glacés d'une méditerranée sur la voie de l'union, parait-il. Mais au sud, la situation n'évoluant guère, la pression démographique aidant, il y a fort à parier que la harga artisanale et individuelle cédera la place un beau matin à des voyages bien plus organisés. Des quartiers, des villages et - pourquoi pas ? - un jour des villes entières embarqueront vers n'importe quel ailleurs mythifié pourvu d'échapper à la perspective perpétuelle d'une réalité matraqueuse. Les peuples changeront d'air et les régimes seront satisfaits d'être débarrassés de leurs rétives populaces. Reste à voir comment ces transhumances seront accueillies par l'ailleurs imaginé …

- Celui que la passion de vivre n'a pas étreint

S'évapore dans l'air de cette vie et disparaît.

- Malheur à celui qui n'est pas passionné par l'existence

Il sera frappé par le néant vainqueur.

C'était un autre tunisien, le grand Abû al-Qâsim al-Châbbî, qui a écrit ses vers. Il parlait d'une autre Tunisie, celle où les hommes ne prennent pas leur baluchon pour aller sur les chemins de la désespérance, vers ailleurs et n'importe où.


14 mai 2008

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