jeudi 22 mai 2008

Scène de la vie ordinaire

Scène de la vie ordinaire

C’est une journée ordinaire où comme toujours dans la jungle algéroise il faut conduire en faisant attention aux autres. A ceux pour qui le code de la route est une lointaine référence qui ne revient à l’esprit qu’à la vue du gendarme. Dans les moments d’arrêts, plutôt fréquents, elle observe les passants et perçoit dans les expressions matinales cet énervement national latent qui ne cherche qu’un prétexte pour exploser. Gestes brusques, regards durs, grommèlements véhéments et, à de rares occasions, de vrais éclats de rires. La routine d’une ville qui étouffe chaque jour un peu plus. Puis, elle l’a vue. Pas très loin du ministère de la justice. Un hidjab élimé, marchant, droite comme un i mais portant un enfant visiblement pesant, des yeux vides, sans désespoir. Sans espoir non plus. La femme ploie sous le poids de l’enfant, mais elle n’attend rien de personne, elle ne regarde personne. Elle marche, continue de marcher. Puis, s’arrête pour demander un renseignement à un homme qui fait un geste vague en direction du nord. Le trafic reprend, la femme dans la voiture s’approche. Où se rend-elle ? Elle cherche le chemin pour se rendre au Champ de Manœuvres. La portière de la voiture s’ouvre. La femme s’escrime avec son bébé pour monter. Pourquoi est-elle si loin de chez elle ? Ce n’est qu’ici, à Birtraria, qu’elle a trouvé un médecin qui s’intéresse au cas de l’enfant, malade depuis sa naissance. Elle y vient en bus. « Il va lui faire une radio, Allah Ykathar Kheirou ». Elle lui  dit cela avec une nuance de gratitude en regardant droit devant elle, comme surprise d’être là. Pourquoi n’est ce pas son mari qui s’occuperait de l’enfant ? Elle ne répond pas tout de suite, puis elle dit : « Il travaille, chez les gens ». Elle confie cela avec douceur, presque avec tendresse. Un instant fugace dans un visage déjà marqué par la fatigue et l’usure. Elle n’a que 25 ans mais sous son Khimmar délavé, elle parait plus âgée de 30 ans. L’enfant n’est pas très propre. Elle n’a pu lui faire sa toilette ; là où ils vivent, il n’ya pas d’eau courante. Elle habite Hammadi. Juste à coté. Elle ne se plaint pas. C’est la vie. « Ceux qui ont de l’argent possèdent des citernes et ramènent de l’eau ». Pas eux. Le peu d’eau qu’ils parviennent à rapporter ne suffit pas. Pas à faire de vraies toilettes. La conductrice propose de la déposer sur la route moutonnière où elle pourrait prendre le bus qui dessert Hammadi. Elle s’affole, elle ne connaît que le point de départ du 1er mai. Mais elle finit par être convaincue. Elle sait lire l’arabe et pourra déchiffrer la destination. A l’entrée de la route à grande circulation, la conductrice constate, alarmée, que la femme n’a pas passé la ceinture de sécurité. « Attention, les policiers vont me retirer le permis, il faut mettre la ceinture ». La femme s’affole, elle ne comprend pas. La conductrice explique ce qu’il faut faire, mais elle n’y arrive pas. La conductrice arrête la voiture sur le coté et essaye de l’aider à mettre la ceinture. Elle finit par la verrouiller, tant bien que mal. Le véhicule redémarre, au bout d’un moment la femme et l’enfant sont déposés à l’arrêt du bus. Des gens attendent. Au moment de descendre, elle s’emmêle encore une fois avec la ceinture de sécurité. Elle remercie la dame. Puis d’une petite voix, elle avoue : « je ne suis jamais montée dans une voiture ». Pas même pour ton mariage, interroge la conductrice ? Non, pas même pour son mariage.
Ahmed Selmane

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